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Fiac : la «création très émergente» claquemurée…

PAndré Rouillé

Un nouveau terme s’est emparé de la scène artistique française depuis quelques mois: «l’émergence». Un vocable, à peine une notion, et nullement un concept, qui hante les gazettes, traverse les conversations, sert de béquille théorique à quelques uns, et d’horizon programmatique à d’autres — on se souvient que l’exposition de clôture de la précédente équipe du Palais de Tokyo s’intitulait «Notre histoire… Une scène artistique française émergente».
Les directeurs concluaient ainsi leur mandat en poussant la témérité (ou l’impudence) théorique jusqu’à élever l’«émergence artistique [au rang de] concept stratégique du monde contemporain» — pas moins ! Ils infligeaient ainsi au Palais de Tokyo un ultime tête-à-queue qui, de «site de création contemporaine» qu’il devait être au départ, se voyait métamorphosé en «une plate-forme d’échanges et un activateur d’idées qui explore la convergence entre émergence artistique et émergence économique»

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Contrairement au terme d’«avant-garde», qui désignait un groupe affirmé d’artistes agissant de façon déterminée et organisée en direction d’un but esthétique et politique parfaitement défini, «émergence» est un terme soft pour période incertaine et pensée molle, assez soft pour se prêter à tous les usages.
C’est ainsi que l’on rencontre dans les documents officiels de la Fiac (Foire internationale d’art contemporain) cette expression bizarre de «création très émergente» élevée au rang de catégorie et de principe régulateur du champ artistique.

Or, créer, ce n’est pas émerger !
A l’opposé de la création, l’émergence désigne plutôt l’apparition, la manifestation, la sortie de quelque chose de déjà-là, de déjà formé. Le passage d’un milieu, ou d’un état, à un autre. Un rocher émerge de l’eau à marée basse; un artiste émerge sur une scène artistique quand il accède à la reconnaissance, quand il passe de l’ombre de l’anonymat aux feux du succès.
Créer, c’est tout autre chose. C’est inventer, entre continuité et désordre, sans reproduire ni imiter, et de façon toujours inouï;e, des manières de capter des forces — des intensités du monde — dans un matériau, ou un agencement singulier de matériaux.

La gaucherie terminologique de cette désormais fameuse «création très émergente», à laquelle la Fiac affirme accorder toute son attention, trahit une certaine difficulté à s’orienter dans la création. Mais plus encore, le rapprochement lexical entre création et émergence consiste à soumettre la création aux conditions de l’émergence, à considérer l’invention à l’aune de sa reconnaissance — posture très légitime de la part d’une foire dont les préoccupations sont évidemment plus commerciales qu’artistiques.

C’est peut-être pourquoi, en dépit des nouveautés annoncées, la Fiac n’a pas vraiment réussi à créer l’impulsion décisive pour accorder toute sa place à la création sans laquelle elle est vouée à s’enliser dans le confort douillet de «l’art historique du XXe siècle [et de] l’art contemporain au meilleur niveau international».
Plus qu’à la Porte de Versailles, s’est en effet imposée, avec la présente édition scindée entre le Grand Palais et la Cour Carrée du Louvre, l’évidence que la Fiac ne sait pas par quel bout prendre la création, qu’elle ne parvient pas à l’attirer, ni même à la retenir.

La preuve la plus nette de ce constat est évidemment l’apparition quasi-simultanée de trois foires «off» dont les proclamations de non concurrence avec la Fiac valent moins que leur existence qui sonne comme une dénonciation de ses carences. Ces foires (notamment Show off) ne sont certes pas réductibles à la dialectique de l’émergence et de la création, mais elles lui donnent une nouvelle actualité, notamment à Slick qui est à cet égard l’opposé absolu de la Fiac.

En fait, on peut lire dans les catégories, l’organisation, le fonctionnement de la Fiac, et dans les nouveautés mises en œuvre, une tentative possiblement inconsciente mais assurément opérante de contourner la création et de claquemurer l’émergence.

La fameuse «dimension généraliste» qui consiste pour la Fiac à «mettre en regard l’art historique du XXe siècle, l’art contemporain au meilleur niveau international, la création très émergente, ainsi que le design», aboutit dans les faits à confronter la création à un groupe de pratiques reconnues, ou à ne retenir que sa face présentable, en cours d’assimilation en quelque sorte : sa partie «très émergente»…

Le caractère intempestif et improbable de la création, ses aspects esthétiquement incertains, inachevés, échevelés, non encore parfaitement maîtrisés, viennent s’échouer contre la légitimité, la reconnaissance, l’aspect bien formé et… la valeur marchande des meilleures œuvres du marché de l’art et du design.
L’équilibre supposé prévaloir dans la «dimension généraliste» s’établit ainsi au détriment de la création, fût-elle «très émergence», trop fragile pour rivaliser avec l’ensemble des autres pratiques. Les valeurs sûres d’hier et d’aujourd’hui submergent de fait les œuvres qui tentent d’inventer de nouvelles voies dans l’art.

C’est en réalité toute l’orientation de la Fiac — en faveur d’une «nouvelle implantation au cœur de Paris; de nouveaux sites prestigieux; d’un contenu de haut niveau, fondé sur une sélectivité renforcée» — qui va à l’encontre de la création. Car la création s’épanouit dans les marges et les périphéries géographiques et esthétiques plutôt que dans les centres, les «sites prestigieux» et les voies balisées de «l’art contemporain au meilleur niveau international».
Parce que la création actualise de nouvelles formes, de nouveaux matériaux, de nouvelles manières de faire art, elle met en défaut les critères admis, reconnus et consensuels des prétendus «contenus de haut niveau, fondés sur une sélectivité renforcée».
La fonction principale du «off» est à cet égard de signifier dans les faits que des formes, des pratiques et des postures artistiques nouvelles ne peuvent accéder à la visibilité et à la reconnaissance qu’au moyen de dispositifs nouveaux, en l’occurrence par la mise en œuvre d’un nouveau type de foire dont les règles, les lieux, et les critères sont en phase avec les devenirs de l’art.

Le propos n’est évidemment pas ici de prétendre que les périphéries sont les derniers territoires possibles pour l’invention en art ; il ne vise pas plus à sacraliser, ni même à cautionner, les démarches «off» ; il est de montrer que la Fiac se coupe des forces vives de l’art, et cela au détriment de ses propres intérêts commerciaux et de ses développements futurs. Que les ventes et la fréquentation aient été (heureusement) d’un bon niveau cette année, cela ne signifie pas pour autant que la Fiac se soit donné les moyens artistiques d’améliorer ses positions sur la scène internationale et de répondre aux concurrences qui se manifestent sur la scène française.

La mise à l’écart de «la création très émergente» dans la Cour Carrée du Louvre, loin de l’épicentre du Grand Palais diffère de la situation qui prévalait à la Porte de Versailles où les «jeunes galeries» étaient séparées mais proches des plus établies. Le fossé qui les sépare est cette année profond, et les moyens mis en œuvre pour le combler (le bus) d’une inefficacité notoire.
On pourrait à juste titre remarquer que la Cour Carrée du Louvre est un prestigieux écrin offert à la «création très émergente», une mise en valeur inestimable, une véritable consécration. Mais c’est précisément l’inverse qui se produit et que l’on ressent physiquement.
La création est claquemurée au centre de cette cour entourée de façades aussi hautes que prestigieuses qui surplombent par leur architecture, et qui écrasent par leur poids historique et symbolique, des œuvres placées à l’intérieur d’une tente aux parois trop transparentes et légères pour les soustraire à sourde et paralysante tutelle du Louvre.

Les explications rationnelles et assurément toutes recevables ne doivent pas manquer pour justifier un tel choix qui, par delà ses raisons légitimes, exprime quelque chose de la situation réservée en France à la création, fût-elle la «très émergente»…

André Rouillé

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Lee Friedlander, Nude, 1982. Photo et tirage argentiques. 20,4 x 30,7 cm. Courtesy The Museum of Modern Art, New York et Galerie du Jeu de Paume, Paris. © 2006 Lee Friedlander.

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