PHOTO | CRITIQUE

Fénautrigues

PFrançois Salmeron
@11 Juin 2012

A travers la série Fénautrigues, entamée en 1991 et photographiant les alentours de ce village du Lot, Jean-Luc Moulène interroge la question de notre appartenance à un territoire. Son travail d’archive défend aussi une «esthétique rurale», prenant le contre-pied d’un art contemporain très majoritairement enraciné dans le paysage urbain.

Les tirages que l’on découvre dans la galerie sont le fruit d’un long travail d’archivage entamé depuis 1991 dans le petit village de Fénautrigues, dans le Lot (46), dont la famille de l’artiste Jean-Luc Moulène est originaire. Le photographe a effectivement arpenté pendant des années les rues du village, ses jardins, ses cours, ses potagers, ses routes, ses forêts, ses sentiers, et ses ruisseaux dévalant aux alentours.
La démarche de Jean-Luc Moulène semble ainsi guidée par un parti pris réaliste, photographiant sans cesse ce village en toute saison, et comparant les différentes facettes qu’il peut offrir selon la lumière qui se dégage à chaque moment de l’année.

Ce travail est d’ailleurs issu d’une commande publique faite par le Ministère de la Culture, et constitue un impressionnant archivage de plus de 7000 vues que l’artiste aura classées petit-à-petit par thèmes. L’enjeu était également pour Jean-Luc Moulène de passer de l’archivage à un ouvrage, qui aura vu dernièrement le jour aux éditions de la Table Ronde, avec l’aide de Marc Touitou, afin de classer et de mettre en page les quelques 522 images qui auront été retenues.

Divisé en trois chapitres («Au ruisseau», «Vers le haut», «En bas») l’un des objectifs principaux de Fénautrigues est alors de proposer, sur une double-page, une comparaison entre un lieu photographié en deux saisons différentes. Ce projet initial, assez humble en soi, consisterait tout simplement à parcourir la campagne lors des quatre saisons, et à capturer des vues du village sous la neige, sous la pluie, ou illuminé de radieux rayons de soleil.

Pourtant, cette démarche apparemment très simple, regorge de beautés et de profonds questionnements. En effet, le parti pris de Jean-Luc Moulène semble notamment bien éloigné de La France de Raymond Depardon, qui aura quant à lui sillonné la France entière, avec la prétention de rendre compte de l’état du territoire français au début du XXIe siècle, et de montrer les traces que laisse l’homme dans le paysage. Ici, Jean-Luc Moulène nous plonge bien plus dans des scènes ancestrales, comme si ce village de Fénautrigues apparaissait comme un archétype des espaces ruraux que l’on aura croisés depuis toujours, et qui demeurent ancrés dans une sorte de mémoire collective.

Fénautrigues s’ouvre d’ailleurs sur un des clichés présentés dans la galerie, qui représente la découpe d’un cochon par un boucher, boucher qui, remarquons-le, demeure la seule figure humaine visible dans tout ce projet. Débutant dans la pénombre d’une cave, Fénautrigues illustre tout d’abord le travail humain et le rituel du cochon à l’approche du solstice d’hiver, puis nous amène à la lueur du jour, dans une cour ou un jardin potager, où poussent notamment des choux, élément récurrent dans toute la série. Ce travail photographique semble donc nous immerger dans une sorte de campagne ancestrale, puis s’ouvre peu à peu à des espaces naturels se déployant autour du village.

Nous nous trouvons ainsi face à des espaces proprement humanisés, comme ces caves ou ces cours de maison, ou face à des espaces apprivoisés, comme les potagers et les jardins, dont les éléments photographiés sont organisés, mis en ordre, et rendus très lisibles pour notre œil. Puis nous arrivons dans des espaces plus sauvages, notamment des forêts, des clairières ou des sentiers, où les troncs des arbres, leurs branchages et leurs feuillages s’entremêlent et procurent un sentiment de foisonnement.

La promenade à laquelle nous convie Fénautriges semble bel et bien découper les espaces en différents genres, et épouse parfaitement sa prétention à être une pratique purement descriptive. Fénautrigues ne présente ni une campagne pittoresque ni une campagne productiviste. Il s’agit plutôt d’une campagne familière dont on explorerait la périphérie, nous autres, hommes des villes.
Alors, nous qui sommes experts en communication et lecteurs insatiables des signes urbains qui nous assaillent sans cesse au quotidien, savons-nous encore dire quel est cet arbre que l’on croise sur ce sentier sinueux, quel est le nom de cette fleur, de cette plante, ou quel est l’oiseau que l’on entend au-dessus de nos têtes chanter? Tout ce vocabulaire issu de la campagne parait peu à peu nous échapper et tomber en désuétude. Fénautrigues se fait alors porteur d’un certain message politique, prenant le contre-pied d’un art contemporain presque exclusivement urbain.

Pour autant, il ne s’agit pas d’une exaltation naïve de la campagne et de la nature (une sorte d’éthique ou d’esthétique estampillée «bio» ou «retour aux vraies valeurs»). Non, point du tout. Car ce Fénautrigues, dont la famille de l’artiste est originaire, Jean-Luc Moulène avoue ne pas arriver à s’y identifier totalement. Comme si la question «comment être de quelque part?» était insoluble, ou du moins, ne se satisfaisait pas d’une identification immédiate au lieu des origines. Jean-Luc Moulène aborde donc les espaces de Fénautrigues en partie comme un étranger.
Comme un être au regard neuf, attentif, précis, voire carrément impersonnel. Car l’enjeu de Fénautrigues n’est finalement pas de percevoir un espace à travers une subjectivité, et la charge affective et familiale dont elle pourrait être le vecteur. Fénautrigues se veut comme un travail où le photographe tente d’apprendre le paysage et de s’en absenter autant que se peut, afin de laisser la place aux choses d’advenir d’elles-mêmes.

Å’uvres
— Jean-Luc Moulène, Faux Fénautrigues, Lot, 2012. Cibachrome contrecollé sur aluminium.132,5 x 130 x 6 cm
— Jean-Luc Moulène, L’épouvanté Fénautrigues, Lot, 2012. Cibachrome contrecollé sur aluminium.124 x 158 x 6 cm
— Jean-Luc Moulène, Jardin Fénautrigues, Lot,1996. Cibachrome contrecollé sur aluminium.125 x 160 cm
— Jean-Luc Moulène, Jardin Fénautrigues, Lot, 2000. Cibachrome contrecollé sur aluminium. 129 x 166,5 x 6 cm
— Jean-Luc Moulène, Renversé Fénautrigues, Lot, 2012. Bromure contrecollé sur aluminium. 80 x 80 x 3 cm

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