ART | CRITIQUE

Félicien Marboeuf

PCéline Piettre
@23 Juin 2009

 

Quant il crée le personnage de Félicien Marboeuf — écrivain improductif qui aurait inspiré Marcel Proust — le critique d’art Jean-Yves Jouannais est âgé d’à peine 18 ans. Quelques décennies plus tard, ce héros fictif fait l’objet d’une exposition à part entière. Un comble des plus heureux pour un «artiste sans œuvre», dont l’existence est le symbole même de l’art comme intention.

Quant il crée le personnage de Félicien Marboeuf — écrivain improductif qui aurait inspiré Marcel Proust — le critique d’art Jean-Yves Jouannais est âgé d’à peine 18 ans. Quelques décennies plus tard, ce héros fictif fait l’objet d’une exposition à part entière. Un comble des plus heureux pour un «artiste sans œuvre», dont l’existence est le symbole même de l’art comme intention.

Félicien Marboeuf, donc, grand érudit passionné de littérature, serait né en 1852. Toute sa vie durant, il aurait eu le projet d’écrire sans jamais y consentir, moins par manque de talent que «par excès d’ambition», se considérant indigne d’une si noble tâche. Et pourtant, malgré cette stérilité constitutive, sa correspondance avec Marcel Proust aurait fécondé l’écriture de A la recherche du temps perdu, l’une des œuvres majeures de la littérature française…

L’histoire de cet homme, inventée et relatée par Jean-Yves Jouannais dans un paragraphe d’Artistes sans œuvre, un essai de 1997 réédité en 2009, défend une certaine vision borgésienne de la création. Se confondant avec la vie, cette dernière pourrait se construire et exister en dehors de toute matérialité, de toute production, le désir se substituant au faire, l’intention équivalant à l’acte.
En résumé, l’idée de l’art serait déjà de l’art, faisant de la foule des anonymes des artistes en puissance et de l’œuvre l’étape finale d’un long processus collectif, la concrétisation d’une pensée en germe.

Isabelle Cornaro, une habituée de la Fondation Ricard, évoque magnifiquement cette question de la potentialité, de la gestation de l’art, véritable sujet de l’exposition, plus encore à notre avis que l’hommage au personnage de Félicien Marboeuf.
L’œuvre de l’artiste est un chantier, un paysage artistique en construction. Ses éléments constitutifs, morceaux de bois, parpaings et socles, sont figés à un état d’inachèvement ou de ruine, comme des piédestaux qui auraient perdus leur statue d’origine ou qui attendraient d’en être pourvus. L’intuition d’un recyclage des formes et des matériaux impose à ces fragments une identité temporelle double (et contraire): vestiges archéologiques appartenant au passé ou composantes d’une réalisation future… Assemblés ici, ils inventent un nouveau présent.

Dans le même esprit, Doria Garcia et ses 100 œuvres d’art impossibles avance l’idée, par une succession de phrases, que la création est avant tout un désir, un fantasme existentiel. «Ne pas mourir», «Revivre son enfance», «Savoir la vérité» sont autant d’objectifs irréalisables mais qui habitent pourtant notre inconscient…

De la non-œuvre à l’œuvre, il n’y parfois qu’un écart infime, dérisoire (une subjectivité ?). Et c’est justement ce qui nous plaît dans cette entreprise un peu singulière de commémoration. La plupart des artistes exposés prolongent l’imaginaire de Jean-Yves Jouannais en inventant à Marboeuf une vie, un visage (Antoine Roegiers), une sexualité (Pascal Martinez), une garde robe (Christian Lacroix), un exil dans la ville fictive de Glooscap (Alain Bublex), une tombe avec son épitaphe…
Rien de très sérieux en l’occurrence, une démarche un brin anecdotique mais qui véhicule justement — et quoi de plus appréciable dans notre société obsédée par la performance et le résultat, délaissant la promenade pour le jogging — une philosophie du moins, du peu, du modeste, du fragile, du contingent, du processus.

Et si on ajoute à ceci l’étrange impression de mélancolie laissée par la reconstitution du Cabinet de Félicien Marboeuf et les portraits photographiques posthumes réunis par Alain Rivière — où l’on reconnaît d’ailleurs Baudelaire —, il est difficile ne pas s’avouer conquis.

Conquis, intrigués, presque fascinés… notamment par le réalisme magique qui se dégage de la seconde salle. Sa dimension documentaire (cartes, plans et autres relevés) est chargée d’une tension irrationnelle, occulte, à laquelle les photographies d’Alain Rivière participent activement. Installés dans des positions familières, ces hommes aux yeux clos pourraient donner l’illusion de la vie si un début de rigidité cadavérique ne nous confirmait pas leur trépas. Ainsi mis en scène, on les croirait prisonniers d’une situation intermédiaire, entre vie et mort, fiction et réalité… à l’image même de feu Félicien Marboeuf.

Antoine Roegiers
— Portrait de Félicien Marboeuf, 1860, 2009. Huile sur toile, 33 x 46 cm.

Christian Lacroix
— Sans titre, 2009.

Luc Andrié
— Sans titre, 2009. Acrylique sur toile, 147 x 95 cm.

Nicolas Darrot
— Voix de Félicien Marboeuf, 2009.

Pascal Martinez
— Composition(s) de F.M., 2009. Trous sur papier, dimensions variables.

Olivier Dollinger
— The Missing Frame, 2009, photographie de plateau.

Alain Bublex avec Milen Milenovitch
— Projet pour l’embellissement de la résidence de F.Marboeuf, Géo B. Post, Glooscap, 1906, 1992. Technique mixte sur papier, 59 x 43 cm.

Guy Girard
— Station Marboeuf, 2009. Vidéo.

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