ART | CRITIQUE

Fear Factory

PPierre Juhasz
@16 Nov 2003

Iconographie aux références issues des médias, mais aussi du registre fantasmatique. Univers critique mariant la dérision et l’autodérision, et proclamant la manipulation des signes comme transgression et comme révolte.

Les encres, pour la plupart de grand format, les collages ou bien encore la fresque exécutée à même le mur de la galerie, engendrent une iconographie étrange et disparate dans laquelle des références émanant de l’environnement médiatique, mais aussi du registre fantasmatique, se croisent, se mêlent, se fécondent. Ainsi s’instaurent un monde et un point de vue non exsangues d’une vision politique, ironique et révoltée.

L’apparent éclectisme des registres et des références réunit, entre autres, pin-up et strip-teaseuses, tête de mort et talon aiguille, dinosaure et autres animaux préhistoriques passés au rayon X, billet de banque géant du pays Utopia, sur fond étoilé noir, collage sur fond étoilé orange comme signe de solde de supermarché, usine dont la masse noire et inquiétante envahit tout un mur de la galerie autant que l’écriture qu’elle contient, Fear Factory, et qui donne le nom à l’exposition.
Les signes issus de la publicité ou encore du monde de la bande dessinée, les onomatopées, des mots comme death ou banished, ou encore Progressive proletarians, Das Kapital, les oiseaux de mauvais augure, apparaissent disséminés sur des feuilles de petit format, qui donnent lieu à un assemblage proliférant, un peu caustique, un peu sauvage, de la sauvagerie d’une insurrection.

Quant aux encres de grand format, leur échelle et leur facture produisent une certaine éloquence et elles engendrent parfois une impression d’« inquiétante étrangeté » comme la fresque désignée comme usine de la peur. L’ensemble de l’œuvre, qui lie savamment encres, collages, images et, plus rarement, objets, au risque quelquefois d’une imagerie kitsch, pourrait s’anéantir si n’en sortait pas, victorieuse et monumentale, la peinture.

Pour preuve, l’encre de grand format qui donne à voir, couchée sur son flanc, à partir d’un point de vue qui occulte sa tête, une vache, montrée comme abattue, à terre, avec l’inscription Milka sur le côté. Souvenons-nous de la publicité pour la marque Suchard. N’avait-elle pas utilisée une vache peinte en bleue, de la couleur de l’empaquetage du chocolat au lait, marquée par la marque du produit, comme signée par la publicité.
Ce qui fascine dans cette œuvre aux tons noirs, c’est la tenue plastique du lavis, encre à la fois mobile et libre, rigoureuse et vigoureuse, qui donne à l’ensemble une expression tragique. Vache folle ou pièce de bœuf, la pub folle a terrassé la bête, en un sourire cynique et grinçant. Après l’avoir signée, l’aurait-elle saignée ? Et si le Bœuf écorché de Rembrandt venait hanter l’œuvre comme une discrète réminiscence ?

Tout en brassant un monde infusé par les media, la publicité, la bande dessinée et les signes qui le traversent, l’œuvre et l’écriture de Damien Deroubaix laissent la possibilité à des remémorations où s’entrecroisent divers niveaux de sens et de registres esthétiques et culturels. Ainsi, une jambe féminine effilée pose son pied en talon aiguille sur un polyèdre figuré en bois par un collage, qui montre, sur une de ses faces, à l’horizontale, une tête de mort souriante.
Ce crâne est, en quelques sortes, une effigie de pirate, puisque deux os se croisent derrière lui. S’agit-il de la Fiancée du pirate, de la rencontre d’Éros et Thanatos au cours d’une ironique soirée sado-masochiste ou encore d’une allusion à Mélancolia I (1514) de Dürer et à son énigmatique polyèdre figurant sur une de ses faces, comme le signale Georges Didi-Hubermann, un crâne, telle une image subliminale ? Toujours est-il que le polyèdre revient dans une autre œuvre, sous forme de volume, posé sur un support parmi un assemblage d’images et qu’en conséquence, sa redondance nous interroge et nous entraîne vers une pluralité interprétative.

Ce brassage de signes hétérogènes, d’icônes de la société du spectacle et de la consommation, tire sa réussite de ce qui relève ici du collage et du montage : les éléments empruntés sont comme phagocytés par le dispositif pictural et parfaitement intégrés à l’ensemble. Ils dialoguent avec les figures peintes à l’aquarelle et avec ce qu’elles proposent comme picturalité.

Ainsi se constitue, à travers un processus d’appropriation, un univers singulier, installé entre peinture et image, un univers critique qui marie la dérision et l’autodérision, un univers qui proclame, à l’image de l’art, la manipulation des signes comme transgression et comme révolte.

Damien Deroubaix :
— Death, 2003. Aquarelle et collage. 150 x 200 cm.
— Utopia Banished, 2003. Encre de Chine et aquarelle. 150 x 200 cm.
— Sans titre, 2003. Encre de Chine, aquarelle et collage. 150 x 200 cm.
— Stay Clean, 2003. Aquarelle et collage. 30 x 42 cm.
— Cool, 2003. Aquarelle et collage. 49 x 63 cm.
— Eat the Rich, 2003. Aquarelle. 30 x 42 cm.

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