ART | CRITIQUE

Face B. Image. Autoportrait

PFrançois Salmeron
@24 Mar 2014

Reconnue depuis les années 1960 pour ses performances féministes et libertaires au côté du groupe d’art action ZAJ, Esther Ferrer présente ici un aspect plus intimiste de son œuvre, pensé autour de l’autoportrait. Poétiques, humoristiques ou iconoclastes, ces autoportraits interrogent en effet notre corps, notre identité, et le temps qui les modélise.

«Face B. Image / Autoportrait» apparaît comme le second volet d’une exposition présentée en 2013 au Frac Bretagne, intitulée «Le chemin se fait en marchant (face A)», qui mettait à l’honneur les performances d’Esther Ferrer. A partir de la fin des années 1960, l’artiste espagnole rejoint en effet le groupe ZAJ qui, dans la lignée de Fluxus, entame des actions artistiques et musicales, afin de remettre notamment en cause l’idéologie franquiste. L’intérêt de l’exposition du Mac/Val consiste plutôt à redécouvrir la pratique personnelle d’Esther Ferrer, qui ne se développe plus uniquement autour de la performance, et intègre désormais la photographie comme art de l’autoportrait.

Ainsi, les œuvres de «Face B. Image / Autoportrait» paraissent au premier abord plus personnelles et plus intimes que celles concoctées aux côtés du groupe ZAJ. Est-ce à dire qu’elles perdent toute valeur politique? Pas nécessairement, car Esther Ferrer souligne que tout art est par définition politique, s’il est fait librement et émerge d’un intellect. Son travail garde également une portée éminemment libertaire, Esther Ferrer se définissant elle-même comme une anarchiste et une féministe. Pourtant, elle souligne que ce sont les circonstances de la vie qui l’on poussée à adopter telle ou telle position. Comprenez par là que le discours que véhiculent ses œuvres n’est nullement une posture: il s’agit au contraire de faire preuve de radicalité et de dépouillement, de remettre en cause les codes établis, d’éliminer le superflu.

Or les séries d’autoportraits présentées au Mac/Val nous marquent justement par leur rigueur et leur économie de moyens. On y perçoit le visage d’Esther Ferrer, jeune, frais, aux boucles rebelles, ou buriné par le temps, accompagné tout au plus d’un objet ou d’un accessoire ayant valeur symbolique: des Euros, une carte bleue, des mains de squelette, une ventouse, une cagoule, etc. Les photographies sont parfois colorées, découpées, pliées, montées, mais ces modifications ne les départissent jamais de leur aspect minimal.

Esther Ferrer garde systématiquement un air neutre sur ses autoportraits. Le théâtral, l’émotionnel, le pathos sont liquidés. Dans Autoportrait version luxe, elle utilise du fil argenté pour créer différentes situations. Le fil la représente derrière un grillage, incarcérée, offrant une lecture politique à l’autoportrait (emprisonnement physique ou moral, aliénation, condition de la femme opprimée). Le fil peut aussi barrer ses yeux et sa bouche, comme s’il la condamnait au silence, à ne pouvoir s’exprimer indépendamment et à percevoir le monde librement. Le fil hachure encore une face de son visage, comme s’il montrait la part de soi que l’on étouffe parfois, que l’on ne montre pas publiquement. Enfin, le fil traverse le visage comme une cicatrice verticale, coupant son identité en deux parts distinctes, soulignant la dualité des êtres.

Au politique se mêle donc une réflexion sur notre identité et la condition humaine. Des mains de squelette masquent le visage d’Esther Ferrer, laissant planer l’ombre de la grande faucheuse sur ses traits. Memento mori: on n’échappera pas à notre mortelle condition (L’Artiste et la Mort). Esther Ferrer intitule une de ses œuvres Autoportrait en chantier ou lacère son image de coups de cutter: avons-nous ainsi une identité fixe, définie une fois pour toute? Ou est-elle altérée par le temps et condamnée à porter ses stigmates, ses blessures, ses cicatrices?

Dans Biographie pour une exposition, elle effectue encore un collage où elle se représente nue, de pied, derrière une pancarte blanche sur laquelle elle a inscrit une courte biographie, laissée d’ailleurs inachevée, ainsi que des informations relatives à son identité (nom, prénom, profession, sexe). Alors, notre identité est-elle réductible à une suite de données, d’actions et d’appartenances?

Elle utilise aussi des procédés techniques dans Autoportrait aléatoire et dans Métamorphose (ou l’Evolution). D’une part, elle découpe sa photo en fines bandelettes verticales qu’elle pose ensuite sur des tiges amovibles qu’elle décale volontairement. Son visage devient alors méconnaissable, il est distordu, son identité demeure brouillée, on ne la reconnaît plus tout à fait. D’autre part, elle effectue des collages qui défigurent littéralement son visage, le transformant en une sorte de tourbillon où tout signe distinctif est réduit en bouillie. A la pointe de ce tourbillon apparaît toutefois son visage entier, mais en miniature, comme un îlot perdu au milieu de zones de turbulences et de perturbations.

Mais dans ces séries d’autoportraits, plus que l’artiste elle-même, c’est le temps qui apparaît comme un acteur majeur, comme celui qui façonne et modélise les traits d’Esther Ferrer. Car c’est bien l’œuvre du temps que l’on perçoit à travers le visage de l’artiste. Autoportrait dans l’espace (du néant au néant) se lit comme une métaphore du cours de notre existence: la vie part du rien, se forme, se construit, se consolide, puis dégénère, décrépit et retourne au néant d’où il était advenu. En ce sens, Esther Ferrer construit une frise temporelle: elle part d’une simple page vierge, où les traits et contours de son visage, et la masse noire de ses cheveux, apparaissent peu à peu, s’affirment, tracent son identité, puis s’évanouissent progressivement, jusqu’à s’abîmer dans une nouvelle page blanche.

Pour rendre encore visible le travail du temps, Esther Ferrer choisit sept autoportraits qu’elle découpe en deux et recompose en mélangeant aléatoirement les moitiés. Les autoportraits reconstitués marquent donc une dissymétrie entre leurs deux parties, dissymétrie qui s’accentue d’ailleurs à mesure que l’écart temporel augmente entre les deux parties accolées. Plus le temps passe, plus la chevelure se raccourcit, plus les rides au-dessus de la bouche s’accentuent, plus la peau du cou et du menton tombe. Chaque autoportrait apparaît ainsi comme une combinatoire, un puzzle tentant de cerner et de pointer l’essence de son modèle et les corruptions que le temps lui inflige.

Mais au-delà de ces réflexions existentielles sur l’identité et le temps, Esther Ferrer retourne vers le politique et le féminisme, en maniant un humour féroce. Le péché originel est relu à l’aune d’un entrejambe féminin à la pilosité multicolore. Europortrait se moque de l’Europe économique, capitaliste et spéculatrice en vomissant des torrents de pièces de monnaie. La cagoule Terrorist tourne en dérision nos phobies et la chasse aux sorcières islamistes. Autoportrait de style marxiste frôle le grotesque en parant Esther Ferrer d’un masque de farce-et-attrape. Notre fonds idéologique, culturel et historique bascule donc dans l’absurde, l’essentiel étant pour Esther Ferrer de demeurer libre, indépendante, de résister aux valeurs convenues que véhicule l’opinion.
En cela, Le sommeil de la raison engendre des monstres et Débouchez vos idées comme vos éviers demeurent tout à fait éloquents. Un téléviseur paré de grilles remplace notre tête, symbolisant la manipulation de nos esprits par les médias. Et une ventouse trône sur la tête d’Esther Ferrer, comme s’il fallait de temps à autre se vidanger l’esprit de toutes bêtises et de tous les a priori dont on nous accable.

Enfin, Esther Ferrer met en scène son propre spectateur à travers deux installations. Dans Regarde-moi ou regarde-toi avec d’autres yeux, elle nous invite tout d’abord à nous parer de drôles de lunettes afin de comparer notre image à la sienne — si tant est que l’on y voit encore clair avec les binocles déglinguées qui nous sont proposées! Surtout, c’est Esther Ferrer qui finit par observer son spectateur, renversant les rôles. L’installation centrale Dans le cadre de l’art ne dit pas autre chose: elle nous tend un miroir, et pousse celui qui avait pris l’habitude d’observer l’autre à se regarder lui-même.

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