ÉDITOS

Exposer avec Grozny

PAndré Rouillé

A l’initiative de l’artiste Jota Castro et de la commissaire Évelyne Jouanno, la « Biennale de l’urgence » s’est ouverte conjointement à Paris, au Palais de Tokyo, et à Grozny, en Tchétchénie. Son principe est de proposer des travaux que les artistes occidentaux ont fournis en doubles exemplaires : l’un exposé à Paris, l’autre à Grozny. L’événement vise évidemment, au moyen de l’art, à attirer l’attention I

et les regards sur un peuple victime de l’offensive politique et militaire implacable du pouvoir russe, et à briser le silence complice de la communauté internationale.

Un tel projet à l’ambition immense, tellement démesurée en comparaison des pouvoirs réputés modestes de l’art, devait reposer sur un dispositif capable de donner sens et force critique à l’action.

Ce dispositif consiste en une forme, celle du double : l’exposition à Paris et à Grozny des mêmes œuvres produites en deux exemplaires. Outre que cela balaie, et caractérise de fait, les très obsolètes et très identifiés débats sur l’original et la copie, cela sert de pivot à cette action éminemment politique qui consiste à exposer avec Grozny — tout autre chose aurait été d’exposer pour Grozny (en France) ou même uniquement à Grozny.

Les contraintes à surmonter pour exposer à Grozny sont en elles-mêmes éloquentes. Il a fallu acheminer les travaux par valises, donc les limiter à de petites tailles, et, sur place, les difficultés se sont accumulées pour trouver des lieux d’exposition et pour atteindre un public.
Lorsque, en deçà du caractère propre des œuvres, simplement les acheminer s’apparente à un acte de résistance, cela témoigne du caractère hautement autoritaire et policier du pouvoir en place, et suffit déjà à confirmer la pertinence de la Biennale.

Mais la force du dispositif double par lequel la Biennale n’a pas lieu à Grozsny, mais avec Grozny, est d’établir une connexion aussi intense qu’intempestive entre les œuvres d’ici et leur réplique là-bas, entre des artistes libres d’Occident et un peuple exsangue, victime d’une répression brutale et acharnée, isolé dans une profonde invisibilité, et oublié du reste du monde.

Cette biennale d’art contemporain est politique dans sa façon d’introduire le désordre de l’art dans l’ordre de la répression. Elle n’est évidemment pas politique au sens commun d’une prise de pouvoir, ou d’une tentative de gérer l’État. Elle est politique par le fait de troubler l’ordre russe établi; par le fait de diriger l’attention et l’action vers un territoire que ses occupants voudraient annexer et supprimer; par le fait, surtout, de placer le peuple tchétchène en situation de partenaire légitime d’une communauté d’artistes libres.
Invisible et sans voix, plongé dans les ténèbres de l’anéantissement programmé, ce peuple est éclairé par cette initiative d’art : son invisibilité fatale et savamment orchestrée est fissurée, tandis qu’il est revigoré par l’arrivée d’une manifestation internationale, et par le dialogue artistique, également international, auquel il est convié à prendre part.

Il se dira, comme il se dit toujours, qu’il ne s’agit-là que d’art contemporain, que peu de personnes seront touchées par cette initiative, et que ses effets sont très aléatoires. Cela est sans doute vrai, mais cela minimise l’impact qu’une lueur de liberté, aussi ténue soit-elle, peut avoir dans les ténèbres d’une situation désespérée.
Cette biennale donne un peu d’existence à un peuple qui s’enfonçait dans le néant de l’invisibilité totale, elle lui donne un filé de voix et un brin de présence internationale. Pas plus que toute œuvre d’art, cette biennale ne résoudra à elle seule le sort d’un peuple. Ceux qui reprochent à l’art cet ordre d’impuissance se fourvoient, et sur l’art, et sur le fonctionnement des sociétés.

Exposer avec Grozny est politique car cela opère une rupture dans l’ordre des choses et des forces, cela fait passer le peuple tchétchène du domaine de la guerre à celui de l’art, de la menace d’extermination à un dialogue artistique. Exposer avec Grozny, c’est en fait briser l’isolement et le silence imposés à un peuple, c’est inventer, à partir de l’art, un peuple plus large, et créer des solidarités et intensités : une forme de résistance aux forces de domination.

André Rouillé.

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Alain Bublex, vue de l’Aérofiat 5.1 sur la route, 2001. Épreuve chromogène. 50 x 60 cm. Courtesy galerie G.-Ph. et N. Vallois

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