ÉDITOS

Etre contemporain ou ne pas être?

PAndré Rouillé

A l’entrée du Parc floral de Paris, le nom du salon Réalités nouvelles est curieusement accompagné de la mention «Art contemporain». Or, ce salon créé en 1946 n’est pas contemporain, mais historique. Cette mention qui lui est inopportunément accolée révèle que le label «contemporain», qui a longtemps été violemment réfuté par de nombreux artistes «vivants», semble avoir gagné la partie. Être contemporain ou ne pas être, tel est le défi...

A l’entrée du Parc floral de Paris, le nom du salon Réalités nouvelles est curieusement accompagné de la mention «Art contemporain». Or, ce salon n’est pas contemporain, mais historique: créé en 1946 dans le sillage de l’association «Abstraction-Création» fondée, elle, en 1931. Si cette pérennité du salon atteste que les pratiques artistiques excèdent en France amplement le domaine contemporain, cette mention qui lui est inopportunément accolée révèle en revanche que le label «contemporain», qui a longtemps été violemment réfuté par de nombreux artistes «vivants», semble avoir gagné la partie. Être contemporain ou ne pas être, tel est le défi qui s’impose aujourd’hui à quelque cent mille artistes en France, et qui se manifeste là, subrepticement, à l’entrée de l’un de leurs derniers salons historiques indépendants.

Entre les artistes «contemporains» et les artistes «vivants», entre l’art «contemporain» et l’art «vivant», les frontières sont bien réelles. Elles sont faites de différences de lieux et de modes d’exposition, d’itinéraires professionnels, de circuits de diffusion, de réseaux et de supports d’informations, de flux financiers, et, indissociablement, de pratiques, de matériaux, de postures esthétiques.

Alors que la scène de l’art «vivant» est pour l’essentiel nationale, celle de l’art contemporain est nécessairement internationale, et de plus en plus. Au cours de la dernière période, les galeries locales de la scène contemporaine ont trouvé dans les foires un moyen d’accéder à un rayonnement international. Et de s’adapter ainsi aux conditions médiatiques, économiques et esthétiques de la mondialisation.

Un salon d’art «vivant» comme Réalités nouvelles, ancré dans l’histoire et le territoire français, présente des artistes qui ont individuellement acquitté une cotisation à l’association gérante du salon. Dans les foires, qui naissent et prospèrent dans les points stratégiques du monde (New York, Bâle, Paris, Shanghaï, etc.), ce sont les galeries qui exposent pour montrer, promouvoir et vendre leurs artistes. D’un côté, les ventes sont possibles mais aléatoires — le salon «ne perçoit aucun pourcentage sur les ventes»; d’un autre côté, les foires et les galeries sont des structures explicitement et hautement commerciales. Les artistes des salons sont pour la plupart amateurs ou au mieux semi-professionnels, ceux des foires sont de plain-pied dans le marché.

Les artistes «contemporains» propulsés par le marché sur la scène internationale sont soumis à une concurrence artistique intense par laquelle l’esthétique n’est jamais vraiment séparée de l’économie, ni des stéréotypes qui vont et viennent au gré des spéculations.
L’art «contemporain» serait ainsi plutôt global, conceptuel et aérien, tandis que l’art «vivant», lui, serait plus local, matériel et terrestre.

Si l’art «contemporain» peut en effet être dit «conceptuel», c’est dans la mesure où ses œuvres sont, pour nombre d’entre elles, adossées à un projet, une posture, ou une idée, qu’il s’agit, par les moyens de l’art, d’exprimer sous une forme sensible. La création contemporaine consiste ainsi, pour l’essentiel, en des processus d’actualisation d’idées sous la forme d’agencements plastiques de matériaux, d’outils et de protocoles élaborés en fonction d’un concept directeur et de valeurs esthétiques toujours à réinventer.

L’artiste américain Jimmie Durham, par exemple, a récemment installé à la galerie Michel Rein une pièce monumentale, intitulée Regarde, composée d’un échafaudage de chantier en aluminium sur lequel sont fixées une dizaine de petites caméras de surveillance. Dans une galerie d’art où son utilité n’est pas flagrante, ce dispositif à la fois encombrant et fragile tourne à vide, mais, par cela même, il suscite plastiquement une réflexion sur le bien-fondé éthique et pratique des programmes de vidéosurveillance pour conjurer les violences urbaines.
En choisissant librement ses moyens plastiques, Jimmie Durham rompt avec les genres (sculpture), les règles et les matériaux canoniques de l’art. C’est précisément cette totale liberté plastique qui lui permet d’arrimer une forme à une idée, de produire un faisceau complexe de sens extra-esthétiques, et de connecter son œuvre avec le monde.

Les artistes «vivants» du salon Réalités nouvelles, comme de nombreux autres, travaillent à partir de conceptions différentes, et tout aussi respectables, de l’art. Alors que les artistes «contemporains» n’échappent pas toujours à cette «tradition du nouveau» (Harold Rosenberg) si caractéristiques des avant-gardes du siècle dernier; alors qu’ils ne perçoivent pas toujours dans les choses les plus récentes «la signature de l’archaïsme» (Giorgio Agamben); les artistes «vivants» sont, eux, sans doute trop respectueux de certaines traditions et règles artistiques, et trop attachés à leur histoire.

Le salon Réalités nouvelles reste ainsi fidèle à son orientation originelle en faveur d’un «art abstrait non figuratif et non objectif, sans lien avec le monde des apparences extérieures» (Premier manifeste, 1948).
La structure du salon et du catalogue respecte strictement la division traditionnelle de l’art en genres — peinture, sculpture, œuvres sur papier. Tandis que les grands principes esthétiques édictés en 1948 sont toujours en vigueur: «Pour la peinture, un certain plan ou espace animé par des lignes, des formes, des surfaces, des couleurs dans leurs rapports réciproques», etc.

Ce corpus de règles, qui a défini l’identité du salon, stimulé des vocations, et fédéré des artistes, pourrait s’être figé en doctrine et les avoir coupé des transformations immenses que l’art, et le monde, ont connues au cours des soixante dernières années.
Aussi, l’hommage rendu dans le Catalogue 2011 à un artiste récemment décédé loue-t-il sa «peinture abstraite, construite, concrète et géométrique», mais en l’opposant à l’actuel «éclectrisme suranné plongeant ses racines dans le nihilisme duchampien, le consumérisme warholien, le formalisme abstrait de l’entre-deux-guerres et le techno-scientisme d’un certain nombre d’artistes ingénieurs». En somme: la vérité Réalités nouvelles, seule contre un siècle d’art moderne et contemporain…

En réalité, les artistes «vivants» ont en commun un attachement physique aux matières, aux gestes, aux supports. Leur art est plus manuel, corporel et matériel que conceptuel. Leurs œuvres ne veulent rien signifier d’autre qu’une maîtrise indissociablement corporelle et esthétique; rien attester d’autre que des défis remportés contre les résistances que la matière oppose toujours à l’avènement des formes; rien proposer d’autre que les traces plastiques d’un dialogue intime et toujours incertain avec et contre les forces matérielles, esthétiques et historiques accrochées à chacune des strates de l’œuvre.

Leurs œuvres respirent la sincérité, le désintéressement et la nécessité vitale, à une époque où certaines œuvres contemporaines se perdent dans les mirages de la marchandisation.
Mais si les meilleures œuvres contemporaines font voir dans les choses les plus récentes «la signature de l’archaïsme», trop d’œuvres d’«art vivant» semblent chercher dans le passé un refuge contre les vicissitudes du présent…

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial est la reproduction d’une toile d’Isabelle Labat, exposée au salon Réalités nouvelles (10 avril-17 avril 2011). Elle a reçu «prix parisART», décerné dans le cadre d’un partenariat avec Réalités nouvelles.

Consulter
— Site d’Isabelle Labat
— Critique d’Emmanuel Posnic sur l’exposition «Jimmie Durham», galerie Michel Rein

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