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Esthétique des flux

PAndré Rouillé

L’esthétique des flux est celle d’un art sans frontières ni repères fixes, sans lois ni directions stables, sans maîtres ni références fédérateurs, sans stabilité ni pérennité. C’est l’esthétique d’un art où tout circule toujours de plus en plus vite, de plus en plus loin et de plus en plus haut, mais aussi où tout passse : les œuvres, les artistes, les foires, les collectionneurs, les formes, les prix. C’est l’esthétique de l’art d’aujourd’hui pour le monde d’aujourd’hui.

Les soubresauts du monde n’épargnent rien, ni les hommes, ni les vies et les conditions de vies. Ni évidemment l’art contemporain et l’esthétique. Longtemps, en effet, l’esthétique a été une esthétique de choses, de frontières, dominée par des questions de délimitations, d’exclusions, de légitimités, de hiérarchies.
L’esthétique servait souvent à défendre un territoire, à légitimer des frontières, à assurer la souveraineté d’un certain type d’art contre un autre. Il n’est qu’à se souvenir des polémiques qui ont accompagné la naissance de l’Impressionnisme, ainsi que des affrontements, avec pléthore de manifestes et de groupuscules, qui ont ponctué l’épopée des avant-gardes tout au long du XXe siècle.

En cette matière, la photographie aura incarné durant près d’un siècle et demi l’envers presque absolu de l’art, son en dehors, sa limite extérieure. L’exclusion de la photographie hors du territoire de l’art s’est opérée par le truchement des académies, salons, journaux, critiques, etc., adossés à une esthétique conçue pour faire le partage, dans les pratiques et les productions, entre le légitime et l’illégitime.
C’est une semblable conception exclusive de l’esthétique qui a prévalu encore dans les années 60, aux États-Unis, avec le critique Clement Greenberg, grand prêtre de l’Expressionnisme abstrait, ou en France, avec des groupes d’avant-garde comme Support-Surface.
Les affrontements souvent très violents entre différentes orthodoxies esthétiques modernes auront sans doute été les derniers grands moments d’une esthétique des choses, avant que ne s’affirme (sans évidemment la remplacer) un nouveau régime esthétique que l’on pourrait qualifier d’esthétique des flux.

Certains pans des esthétiques des flux se distinguent des esthétiques des choses par la nature des œuvres, par le passage d’œuvres-choses matérielles à des œuvres-événements plus processuelles, dans la filiation de certaines actions de Dada ou de Fluxus et dans la lignée des happenings et des performances.
Bien que les esthétiques des flux rompent avec les modèles picturaux de l’art, leur essor ne signifie pas que l’on ne peint plus, que créer en peinture est devenu impossible ; cela signifie seulement que le fonctionnement de la peinture est étranger à nombre des œuvres les plus pertinentes d’aujourd’hui.

Les esthétiques des flux ont pour trait général d’ouvrir les frontières entre les œuvres et le monde, en faisant entrer le monde et la vie dans l’art plutôt qu’en tentant d’abolir l’art dans la vie — comme l’exprimait par exemple la fameuse formule de Robert Filliou: «L’art, c’est tout ce qui rend la vie plus intéressante que l’art».
Au-delà de leurs différences, les œuvres qui pourraient relever d’une esthétique des flux ont donc en commun, d’une part, d’adopter pour matériau principal des éléments, des pratiques et des références issus du monde extra-artistique ; et, d’autre part, de s’inscrire dans le champ artistique sans volonté affirmée de le déconstruire ou de le contourner, mais plutôt de le déspécialiser, le décloisonner : le séculariser.
Ainsi, telle vidéo de Shimabuku retrace une tranche de la vie de l’artiste tout simplement en train de pêcher en mer des pieuvres à l’aide de pots en céramique (galerie Air de Paris).

L’«esthétique relationnelle» sous laquelle Nicolas Bourriaud a rassemblé, dans les années 1990, certaines œuvres comme celles de Rirkrit Tiravanija est l’une des versions de l’esthétique des flux. Mais pas la seule.
Tiravanija crée des dispositifs conviviaux pour que le public s’en empare et que quelque chose advienne, non pas une chose mais une relation en constant devenir : un être-là-ensemble. L’œuvre est, selon Tiravanija, conçue «comme un lien, un relais, un passage, jamais comme une fin, un résultat». A la différence de l’objet fini, achevé et inerte, devant lequel on est convié à se tenir et à observer, l’œuvre est ici une relation qui s’établit entre les spectateurs-acteurs : «Ce n’est pas ce que vous voyez qui est important, mais ce qui se passe entre les gens». L’événement, le processus, l’interaction sociale, l’échange, prévalent sur l’objet.

En fait, les œuvres deviennent des dispositifs de passage, de rencontre, de circulation, aménagés dans les lieux mêmes de l’art. L’esthétique des flux est une esthétique de circulations tous azimuts entre le monde et l’art.

Ainsi certaines œuvres d’apparences et de problématiques très différentes ont en commun de transférer dans l’art, presque à l’identique, des procédures extra-artistiques de production. Bruno Serralongue, par exemple, se fait photographe reporter en adoptant les postures de la profession, mais avec un léger décalage par lequel le redoublement devient critique artistique.

Les circulations entre l’art et ses en-dehors, la dissolution des anciennes frontières rigides entre l’art et le non-art, la fusion des disciplines artistiques traditionnelles (la peinture, la sculpture, etc.) dans l’ensemble sans contour des arts visuels ou plastiques, l’indétermination de la place des spectateurs dans les œuvres : tous ces phénomènes caractéristiques des esthétiques des flux aboutissent à la contagion, entre redoublement et résistance, des œuvres par les formes du marché, de l’industrie et de la marchandise.
Ainsi, des artistes reprennent la forme juridique des entreprises, celle de l’agence de publicité par Philippe Thomas ou celle de la Sarl par Fabrice Hybert ; d’autres, Liam Gillick ou Bertrand Lavier, utilisent les matériaux et les objets industriels ; Philippe Cazal ou Claude Closky déclinent l’imagerie commerciale et publicitaire des logos ; chez Mathieu Mercier et l’Atelier van Lieshout, les formes de l’art entrecroisent celles du design.

L’esthétique des flux est celle d’un art sans frontières ni repères fixes, sans lois ni directions stables, sans maîtres ni références fédérateurs, sans stabilité ni pérennité. C’est l’esthétique d’un art où tout circule toujours de plus en plus vite, de plus en plus loin et de plus en plus haut, mais aussi où tout passse : les œuvres, les artistes, les foires, les collectionneurs, les formes, les prix. C’est l’esthétique de l’art d’aujourd’hui pour le monde d’aujourd’hui.

André Rouillé.

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Couverture du guide paris-art#9: Liam Gillick, Platformed, 2003. Powder-coated aluminium, plexiglas. Courtesy Air de Paris, Palais de Tokyo.
Les propos de Rirkrit Tiravanija sont extraits de : Pierre Lamaison, Des trous dans le réel, Connexions implicites, Paris, Ensb-a, 1997, p. 24.

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