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Éric Rondepierre : extraits

Le travail photographique d’Éric Rondepierre est composé d’images extraites de films cinématographiques. Accidents de pellicule, sous-titres émergeant à peine sur l’écran, coupes et montages personnels témoignent d’une démarche de ré-appropriation du film en une nouvelle lecture imprévue.

— Éditeur(s) : Paris, 779 / Paris, Société française de photographie
— Année : 2001
— Format : 17 x 22 cm
— Illustrations : nombreuses, en noir et blanc et en couleurs
— Page(s) : 63
— Langue(s) : français, anglais, allemand
— ISBN : 2-914573-03-0
— Prix : 19 €

Un cinéma décomposé (extraits)
par Régis Durand

Parmi d’autres activités (l’écriture, la performance), Éric Rondepierre produit des œuvres photographiques d’assez grand format (un mètre par un mètre, parfois plus). Ces œuvres ont une caractéristique commune : elles ont comme source des photogrammes de films que l’artiste a sélectionnés au terme de minutieuses recherches au magnétoscope ou à la visionneuse, puis photographies et agrandis. Dans un corpus particulier (des films anciens ou des bandes-annonces, par exemple), il va repérer et saisir un fragment, parfois deux qu’il va prélever en fonction d’un projet précis. Quels sont donc les critères de cette forme particulière d’arrêt sur image ?
Dans la série des Excédents, ce sont des images noires, des photogrammes qui servent a porter des sous-titres, ou qui ont été tout simplement rajoutés au cours de la restauration du film. Dans Annonces, il s’agit. sur des bandes-annonces de certains films, de repérer un photogramme ou le texte est en train d’apparaître sous une forme encore presque indéchiffrable, comme une sorte d’ectoplasme. de forme inquiétante ou grotesque dans laquelle se devinent les lettres qui dans un instant vont occuper l’écran. Plus tard, dans les années 1990, ce sera la série des Précis de décomposition, peut-être la plus connue, dans laquelle Éric Rondepierre choisit, dans des films anonymes du début du siècle, des images altérées par le temps ou les conditions de conservation, ou le hasard donne naissance a des effets visuels remarquables.
Depuis quelques années, avec ou sans appareil de photo, en coupant parfois directement dans la pellicule, Éric Rondepierre s’intéresse a des effets de montage, a la façon dont deux images s’assemblent ou s’enchaînent. Tout se passe comme si, après avoir cherché à isoler un photogramme du continu filmique pour en exploiter les qualités plastiques particulières, il recherchait maintenant à saisir ce qui est peut-être la composante essentielle du cinéma, c’est-à-dire l’articulation des images entre elles, le montage.
Certes, il s’agit encore d’en taire une image unique, un « tableau », en arrêtant le déroulement là où une juxtaposition, un agencement remarquables se sont produits. Mais ce n’est plus l’accident survenant à (ou dans) l’image isolée qui l’intéresse, c’est maintenant le jeu autour de la barre invisible qui sépare et unit deux photogrammes successifs. Dans les deux cas, toutefois, nous sommes devant un geste à la fois troublant et essentiel.
Essentiel, car il plonge au cœur de la matière filmique, qu’il s’agisse de son support (la pellicule) ou de son défilement (le montage) ; mais aussi troublant : Éric Rondepierre parle du « divorce perceptif » que produit l’aboutement de deux images lorsqu’elles sont isolées du flux qui les emporte à la projection a raison de 24 images à la seconde. Une image inconnue surgit alors, qui n’appartient à aucune des deux, « une seule énigme visuelle qui appelle un balancement du regard, une hésitation ».
C’est ce trouble qui nous touche à notre tour, tout comme nous touchait la tache, l’ « ectoplasme » dans les images corrodées, ou l’anamorphose mystérieuse des lettres en cours d’émergence. Car c’est pour nous la matérialisation d’une vie autonome et secrètedu film, le fond organique de cette mince pellicule sur laquelle se sont déposés du temps et une poussière de vie, et qui exhibe ainsi les signes de sa mortalité.
Qui n’a pas, en recherchant au magnétoscope un passage particulier d’un film, fait l’expérience d’un tel surgissement, qui nous met soudain au contact d’une vie secrète du cinéma ? Car là où s’est imposé en effet le modèle narratif, dans lequel sont privilégiées la fable, l’aventure qui défilent vers leur inéluctable dénouement, existent aussi d’autres hypothèses, d’autres logiques. Le cinéma dit expérimental, par exemple, qui travaille sur la matérialité même du dispositif. Celui de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, en particulier, semble proche d’Éric Rondepierre, par le travail analytique qu’il effectue sur des documents anciens, re-photographiés photogramme par photogramme, recadrés et étirés pour tenter d’y cerner la « lettre », la pensée la plus cachée qui y prend naissance.
Il s’agit bien sûr chez Éric Rondepierre d’un type d’objet tout différent. Mais comme eux, il cherche dans le film autre chose que sa simple consumation dans le déroulement de sa durée et de la fable qui s’y raconte. Ce n’est pas qu’il postule une quelconque vérité cachée, qui serait à découvrir dans le détail de la matière, à contre-courant du défilement, à contretemps. Il cherche au contraire comment le temps, sous toutes ses formes (le temps historique qui dégrade la pellicule, le temps filmique qui s’élabore dans des enchaînements d’images fixes) a travaillé et produit des formes. Par ce côté-là, l’artiste fait œuvre de « peintre », peintre comme on peut l’être aujourd’hui, c’est-à-dire inventeur de configurations plastiques que l’on ne doit pas forcément au pinceau, mais à n’importe quel type de matériau ou de dispositif.
Mais son matériau à lui, le film décomposé photogramme par photogramme, a sa logique. Y apparaissent des formes, des personnages, des histoires qui sont porteurs d’une forte énergie imaginaire, et entrent en tension avec l’immobilité que le cadre et la dégradation leur imposent. Éric Rondepierre travaille maintenant beaucoup sur deux images consécutives, en cadrant sur la « barre » qui sépare deux photogrammes, pour faire apparaître une nouvelle image composite, invisible à la projection, mais travaillée par l’acte même du montage, dépositaire de ce travail et de la part d’étrangeté qu’il comporte. Voilà donc ce qu’il importe de saisir : le jeu entre une image, et la même, presque, séparée de la précédente par 1724e de seconde, et dans laquelle quelque chose tout de même a changé. Et si ce qui se passe entre deux photogrammes peut apparaître comme l’unité minimale du montage, c’est pour très vite céder la place à cette idée paradoxale, presque intenable, qu’évoquait Eisenstein, qui fait remonter le montage en deçà du rapport entre plusieurs images, jusqu’au cÅ“ur de l’unité minimale, le photogramme seul : « […] le centre de gravité fondamental […] se transfère en dedans du fragment, dans les éléments inclus dans l’image elle-même. »
Le hasard (?) veut que je lise, en même temps que j’écris ceci, le livre (le livre-film) d’Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité (1951). Derrière l’outrance provocatrice héritée du Dadaï;sme, Isou semblait être à la recherche d’un nouveau type de relations entre les images, et aussi entre les images et les mots – des relations qui ne devraient plus rien au montage discursif/narratif, mais à un mouvement d’adjonction et de disjonction simultanées, une « conjonction disjonctive ». Chez Éric Rondepierre, il ne s’agit pas de « pourrir » l’image, mais de repérer comment la « pourriture» (si on veut bien désigner sous ce nom tous les accidents qui l’affectent) la transforme, faisant apparaître une beauté et un sens inattendus. Ce sont ces rares moments d’épiphanie qui intéressent Éric Rondepierre, qui semble croire à une rédemption possible des images, une sorte de grâce donnée mais cachée, et que seules la discipline et l’acuité du regard permettent de découvrir. Et ce qui pourrait passer pour un jansénisme tranquille n’est pas le moindre attrait de ce travail.

L’auteur

Éric Rondepierre, né en 1950, est diplômé de l’école des Beaux-Arts de Paris et docteur en esthétique. Plasticien, mais aussi acteur, enseignant et écrivain, il réalise depuis dix ans des photographies prenant l’image cinématographique pour objet. Véritable archéologie de l’image à l’arrêt, ses photographies révèlent — à travers les mots des génériques, les altérations chimiques de la pellicule ou les fractures du montage — que le temps produit des formes qui nous échappent.

(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions 779)