ÉDITOS

Époque de la détection, défaite des images

PAndré Rouillé

En dépit des apparences, il se pourrait bien que l’on soit en train d’assister à une défaite irrémédiable des images. Au moins à une érosion continue et croissante de la place et des pouvoirs des images photographiques et télévisuelles telles qu’elles continuent pourtant à saturer notre univers et nos regards sur les petits écrans et dans la presse. Fixes ou mobiles, mais essentiellement statiques, ces images offertes aux seuls regards et fermement arrimées au régime de la représentation, souffrent d’être trop fermées à l’action, au traitement, et au type d’information visuelle que requièrent les sociétés contemporaines

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Les signes de ce processus d’obsolescence sont nombreux. Aussi bien du côté des médias, où les taux d’audience des télévisions généralistes s’effritent, et où la presse papier connaît d’énormes difficultés ; que du côté de l’art contemporain, qui ne cesse de rompre avec la représentation; que du côté, également, des jeux vidéos qui, contrairement au cinéma et à la télévision, instaurent un rapport actif avec des images de type dynamique, infiniment ductiles et interactives.

Plus fondamentalement encore, la défaite des images s’inscrit dans le cadre de l’immense révolution numérique qui bouleverse de fond en comble, et à une vitesse vertigineuse, les pratiques et les économies de l’ensemble de la planète. Plus conjoncturellement, cette défaite s’est accélérée avec le traumatisme que l’attentat du 11 septembre 2001 a causé au monde occidental en lui faisant soudainement prendre conscience, au tout début du XXIe siècle, de sa vulnérabilité.

L’hystérie sécuritaire et la chasse compulsive au terrorisme sont ainsi nées aux États-Unis dans la douleur et la panique face à la nécessité de porter un regard nouveau sur le monde après le surgissement de nouvelles règles du jeu internationales.
Face à un ennemi fort d’être mal identifié, sans localisation définie ni fixe, atomisé et disséminé au sein même des pays et populations, face à un ennemi invisible, la surveillance traditionnelle devenait inopérante, et la représentation impossible. Face aux failles et à l’évidente obsolescence de  la représentation, il fallait adopter un autre régime de visibilité, celui de la détection. 

C’est ainsi que le XXIe siècle s’est ouvert sur une déchirure profonde du régime représentatif des images. Alors que la représentation suppose l’existence, la connaissance et la localisation préalables de choses ou de phénomènes définis, auxquels, dans un second temps, les images renvoient — «Le référent adhère», notait Roland Barthes à propos de la photographie. Alors que la représentation se situe toujours dans l’après d’un avant, et dans le domaine du visible. La détection, elle, vise au contraire à inventer, produire, ou circonscrire, un objet manquant, invisible, indéfini. Non pas uniquement sur le mode du visible, parce que la détection repose moins sur des images (vidéos ou photos) que sur des données, désormais essentiellement numériques stockées dans des serveurs interconnectés.

Au temps des images, la surveillance était ciblée et discontinue, dirigée sur des objets identifiés dont étaient prélevés des éléments fixes ou animés, mais figés et matériels, qui allaient un à un s’ajouter à des dossiers alignés sur les rayonnages d’agences de renseignements…

Avec l’avènement du numérique, qui ouvre l’ère du virtuel à l’exacte fin de la Guerre froide, l’ennemi devient lui-même virtuel sous l’aspect du terroriste — invisible, informe, omniprésent et insaisissable — dont les traces, elles aussi virtuelles, requièrent des méthodes particulières de captation et de stockage : celles de la détection.

Surveiller ne consiste plus désormais à suivre, au sein d’un territoire relativement circonscrit, des individus et objets assez précisément identifiés, mais à déceler au sein de multitudes en mouvement des indices de dangerosité.
Non pas selon l’ancien mode de la représentation et de la saisie active des apparences, mais par le calcul à partir de séries de données collectées passivement, c’est-à-dire automatiquement, par une panoplie de plus en plus sophistiquée de capteurs, stockées sur des serveurs en réseau, et traitées à partir d’algorithmes informatiques spécialement adaptés à chacune des situations.
Désormais, les individus ne sont plus représentés au moyen d’une succession d’images figées dans leur matérialité, ils sont calculés à partir d’une combinaison de données collectées et traitées en temps réel au fur et à mesure de leurs actions.

La détection, en tant que version virtuelle et numérique de la surveillance, repose sur la collecte, l’archivage, la mise en réseau, l’actualisation automatique et le traitement instantané de milliers de traces numériques disséminées par chacun au cours de ses actes les plus communs tels que payer avec une carte bancaire, prendre le train ou le métro, naviguer sur internet, et bien sûr téléphoner avec son mobile, etc.

Ce ne sont pas des apparences, encore moins des ressemblances, que composent ces traces, mais des profils comportementaux: ceux, potentiellement dangereux, des supposés terroristes traqués par les forces de l’ordre, mais aussi ceux des consommateurs en situation d’achat, observés avec la plus grande attention par les forces de vente. Les besoins stratégiques du commerce et de la surveillance s’avérant ainsi convergents.

A l’époque du numérique et des réseaux, des multitudes en mouvement, des formes imbriquées et mutantes des menaces, et de la dissolution des anciens piliers hiérarchiques, moraux et économiques des sociétés, les images figuratives, fussent-elles mouvantes et elles-mêmes numériques, sont trop frustes, trop sommaires, et informationnellement trop statiques. Trop visuelles également.

L’époque n’est plus représentative et figurative, ou secondairement, ou de moins en moins. L’époque est à la détection, la surveillance dynamique et instantanée, à notre profilage multicritères et statistique. C’est l’époque où les caméras «intelligentes», qui prolifèrent et quadrillent «sans trou» les villes, filment moins qu’elles ne traquent en direct les comportements jugés suspects.
C’est l’époque où, jaloux de nos libertés d’action et de mouvement, nous nous sommes pourtant, avec passion souvent, construits une prison dorée, ludique, voire magique, d’appareils et de prothèses électroniques qui sont autant de capteurs discrets et redoutablement efficaces qui contribuent directement à notre géolocalisation continue — la détection et l’enregistrement de chacun de nos faits et gestes. Pour le pire, assurément…

André Rouillé

Lire
Éric Sadin, Surveillance globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle, Flammarion / Climats, Paris, 2009.
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