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En économie aussi, l’art sert de modèle

PAndré Rouillé

Après avoir souligné (la semaine dernière) qu’«en art aussi le marché fait la loi», il convient d’ajouter qu’aujourd’hui, «en économie aussi, l’art sert de modèle», c’est-à-dire qu’une nouvelle étape des relations entre l’art et l’économie s’est ouverte à la conjonction d’un double processus. D’un côté, l’art s’est de plus en plus étroitement adapté aux lois du marché ; d’un autre côté

, en économie, les nouveaux modes de production et les nouvelles conditions de travail et d’emploi se rapprochent des modèles qui prévalent aujourd’hui dans le monde de l’art.
On assiste ainsi à la constitution d’une sorte d’alliage inédit entre l’art et l’économie : l’art se conformant, jusqu’au mimétisme parfois, aux lois du marché, tandis que l’économie adopte pour se renouveler certaines solutions éprouvées dans l’art.

La période actuelle se distingue évidemment du radicalisme très dix-neuviémiste des artistes de l’«art pour l’art» qui voyaient entre l’art et la production une différence inconciliable de nature.
De leur côté, les classes dirigeantes ont, depuis quelque temps déjà, rompu avec la vieille méfiance qu’elles nourrissaient à l’encontre des innovations artistiques jugées trop critiques et provocatrices, et, surtout, soupçonnées d’avoir partie liée avec la contestation extra-artistique du capitalisme.
Quant à Theodor Adorno, il a, dès l’entre-deux-guerres, placé l’art sous le double trait éminemment dialectique d’«autonomie et de fait social». Selon lui, c’est à son autonomie que l’art devrait son «contenu de vérité», mais le «fait social», cette part d’impureté consubstantielle autant qu’étrangère à l’art, serait le «ferment de sa suppression» : de sa dissolution dans la société marchande et de sa négation dans le kitsch.

Toutes ces postures, auxquelles il faudrait ajouter le modernisme américain d’un auteur comme Clement Greenberg, sont bien éloignées de la situation présente où le marché apparaît moins comme l’envers absolu de l’art que l’une des conditions de son exercice.

La question des degrés et modalités d’interpénétration de l’art et du marché dans les sociétés occidentales contemporaines a bénéficié d’un nouvel éclairage avec le petit livre de Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Signe supplémentaire d’une époque où se redéfinissent les domaines et les frontières, le point de vue strictement sociologique de l’auteur n’est pas sans résonances philosophiques, esthétiques et économiques.

Longtemps considéré comme un secteur marginal de l’économie, le monde de l’art est devenu, sans doute malgré lui, une sorte de référence pour certains des principes et valeurs qui tendent à prévaloir dans les nouvelles configurations de l’économie occidentale.

Les notions de talent, d’innovation et d’originalité, qui gouvernent l’activité artistique, se traduisent, dans le monde de l’art, par l’apologie de la concurrence et de l’individualisme, et par l’acceptation et la glorification des inégalités devant le succès, le talent ou les revenus. Autant de postures à forte coloration libérale.

A une époque où l’économie mondiale évolue dans le sens d’une déréglementation des cadres et des formes du travail, le monde de l’art acquiert une valeur d’exemple, voire un rôle de laboratoire.
En effet, dans aucun secteur d’activité, sans doute, la concurrence et les inégalités ne sont autant acceptées et glorifiées. Nulle part la flexibilité n’est aussi généralisée sous les formes multiples de l’intermittence, du temps partiel, du multisalariat choisi ou contraint, ou du bénévolat. Dans aucun domaine les gains financiers sont aussi ouvertement sacrifiés au profit de bénéfices plus qualitatifs : l’expression, l’accomplissement de soi, la variété et l’identification personnelle aux tâches, et bien sûr l’innovation.

On comprend pourquoi le monde de l’art est devenu un terrain d’observation et d’inspiration pour ceux qui cherchent à repenser le travail dans les sociétés postindustrielles. Le monde de l’art sait si bien justifier les plus profondes inégalités de succès et de situations par de subtiles invocations associant travail, talent et chance; si bien satisfaire, motiver et attirer aux moindres frais ; et si bien, par son extrême flexibilité, faire face aux situations les plus désespérées.
Ces ressources et ces énergies inouï;es, le monde de l’art les a puisées au fil de longues et souvent douloureuses expériences de la précarité, et dans la force du principe d’innovation qui gouverne les démarches esthétiques autant que les pratiques quotidiennes de la vie — voire de la survie — des acteurs de l’art.

Pourtant, de plus en plus nombreux sont les réfractaires au travail aliéné, plus attachés au sens à donner à leur vie qu’au niveau de leurs revenus, qui perçoivent le monde de l’art comme le lieu du travail libre et de l’expression sans entrave des talents. Une alternative à l’«horreur économique» et à la vacuité ordinaire du monde.

Mais l’aura de l’art cache mal la réalité : l’énorme quantité d’exclus, la profondeur des inégalités, l’irrationalité du succès, le règne de la flexibilité et de l’incertitude, la précarité. Bref, le prix fort pour une liberté très inégalement partagée et des rêves très rarement assouvis.
On échappe difficilement au marché qui, en art aussi, fait sa loi — même quand l’art sert de modèle à l’économie…

André Rouillé.

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Pedro Cabrita Reis, The Unnamed Word #2, 2005. Acier, néons et peinture laquée sur verre. 218 x 280 x 277 cm. © PCR Studio, Courtesy Galerie Nelson.

Lire : Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, Le Seuil, 2002.

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