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En art aussi, le marché fait la loi

PAndré Rouillé

Le monde de l’art change vite, aussi vite que le monde d’aujourd’hui. Nos croyances également. Il est par exemple désormais impossible de croire que la valeur d’une œuvre repose sur ses seules qualités intrinsèques : en art comme ailleurs, c’est plus que jamais le marché qui fait la loi.
Les lieux mêmes de l’art se transforment profondément

, et nos habitudes avec eux. Le rôle artistique et commercial de la galerie, qui a été majeur au cours du XXe siècle, est en pleine mutation. La galerie est directement concurrencée dans l’économie nouvelle de l’art par les foires internationales et les maisons de ventes aux enchères, mais aussi, parfois, particulièrement en France, par les institutions publiques quand elles traitent directement avec les artistes, en amont des galeries et des collectionneurs.

Concurrencée sur son flan commercial, la galerie l’est aussi artistiquement, dans son rôle de découvreuse de talents, à la fois par les centres d’art, les biennales, les écoles d’art, et par les musées qui, eux-mêmes poussés par la concurrence internationale, tendent à devancer les galeries dans l’accueil des artistes contemporains.

Mais c’est aussi sous l’impulsion de l’art lui-même, des nouveaux types d’œuvres, que les galeries ont été contraintes de modifier leur fonctionnement. Avec la multiplication des installations, des vidéos, des photographies, des œuvres in situ de dimensions importantes, ou des dispositifs techniques sophistiqués et coûteux, l’œuvre prend la forme d’un projet qui a besoin, pour aboutir, d’être produit, c’est-à-dire de rassembler des capitaux et des partenaires techniques et financiers.
Alors que les galeries ont longtemps eu pour tâche principale de promouvoir et de vendre des œuvres finies (peintures, sculptures, etc.), et même si elles ont toujours accompagné leurs artistes dans leur processus créateur, l’essentiel de leur action se situait en aval de l’œuvre achevée, en direction des collectionneurs.
En amont de leurs actions traditionnelles de promotion et de vente, les galeries d’art contemporain doivent aujourd’hui mener une activité de plus en plus importante : la production matérielle des œuvres. Au carrefour d’une autre pratique de l’art, d’une autre configuration du métier de galeriste, d’une autre économie de l’art.

Autrement dit, le champ artistique et le marché de l’art sont, plus que jamais, intimement intriqués, au même titre que la valeur artistique et la valeur marchande des œuvres. Alors que la valeur artistique se construit dans le champ artistique au sein d’un réseau d’experts (conservateurs, historiens, critiques, essayistes, etc.), et par le truchement d’événements et de productions spécifiques (expositions, colloques, publications de catalogues, d’essais, de revues, etc.) ; la valeur marchande, elle, se définit par les jeux de l’offre et de la demande entre les grandes galeries et les grands collectionneurs internationaux. De plus en plus nettement avec la mondialisation des échanges, «chaque acteur doit en fait agir à l’intersection de deux univers, celui de l’art et celui de l’économie» (Raymonde Moulin).

Les univers de l’art et de l’économie se rejoignent après avoir été longtemps considérés comme «relativement» autonomes, disjoints, voire antinomiques. Les frontières qui les séparaient s’estompent devant les conditions économiques de production des œuvres, devant l’économie nouvelle de l’art, et devant l’hégémonie désormais incontestée du marché.

On assiste à l’abolition presque généralisée des frontières qui, voici guère plus de vingt ans, délimitaient et structuraient encore le champ artistique et le marché de l’art. Les différences entre les centres et les périphéries d’hier tendent à s’amenuiser dans un vaste et rapide processus de mondialisation de l’art : aux côtés des foires célèbres des pays occidentaux prolifèrent de nombreuses foires qui naissent dans les pays émergents, tandis que les artistes et les œuvres débordent les frontières et les territoires nationaux pour se déployer dans un vaste territoire-monde qui est devenu l’espace de l’art contemporain.

L’hégémonie du marché, la circulation rapide des œuvres et des artistes internationaux, la multiplication des événements, et la dimension planétaire de la scène artistique, tout cela, ajouté à la rentabilisation croissante de la presse et de l’édition, contribue au déclin du discours critique et à sa prise en charge par les conservateurs et les commissaires d’exposition — pour le meilleur et pour le pire.

En fait, ce passage du discours critique (distancié et, en principe, adossé à des compétences spécifiques) à un discours d’acteurs directs de la scène artistique (sans aptitudes discursives et analytiques assurées) équivaut à un appauvrissement considérable.
Mais cela suffit sans doute à la situation nouvelle où, finalement, l’art compte moins que le spectacle et le business de l’art, où, dans cette version artistique du showbiz, les œuvres passent derrière l’artiste-vedette : son nom, sa signature.

André Rouillé.

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Ernesto Neto, Sala de cultura jardim totem, 2005. Mousse, tissu, lycra, épices, riz, perles et objets. 350 x 1160 x 540 cm. Courtesy Ernesto Neto, galerie Yvon Lambert, Paris ;photo : André Morin.

Lire : Katy Siegel et Paul Mattick, Argent, Paris, Thames & Hudson, 2004.

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