ART | CRITIQUE

Emporte-moi

PCaroline Courrioux
@28 Mai 2010

Comment parler du désordre amoureux sans tomber ni dans une histoire à l’eau de rose mièvre et doucereuse ni dans la pornographie si propre à l'art contemporain aujourd'hui? L’exposition «Emporte-moi/ Sweep me off my feet» réussit ce pari…

Profondément humaine, l’exposition «Emporte-moi», conçue au Mac/Val par Nathalie de Blois et Franck Lamy, parle finalement moins d’amour que du transport, du ravissement par l’autre, et ce avec délicatesse. Capter l’invisible, l’indicible: ce qui nous bouleverse, nous fait chavirer et nous emporte, nous et notre cÅ“ur, ailleurs?
Dénuée de sentimentalisme, cette belle exposition labyrinthique fait passer le visiteur par différents états, à l’image d’une relation amoureuse: les œuvres pleines d’émotivité nous emportent, de sourires esquissés en larmes contenues. Beaucoup de vidéos et de photographies, d’œuvres immédiates qui mettent en scène dans des gestes du quotidien des hommes et des femmes qui nous ressemblent. L’exposition substitue au discours amoureux la personne fondamentale du je.

Déambuler parmi les cabines noires de projections vidéos, dans le dédale du désordre amoureux, un décor ponctué de suavités rosées.
Quoi de plus normal que des cœurs omniprésents, organes et symboles de l’amour? La vidéo My Night de François-Xavier Courrèges montre un cœur électrique rouge qui clignote jusqu’à cesser de battre, la batterie de l’amour déchargée.
Les deux cœurs réparés de Fiona Banner, composés de néons récupérés, deviennent de touchants rescapés romantiques. Un cœur à prendre ou à ravir, un cœur en flamme ou brisé, un cœur de pierre ou d’artichaut: autant d’évocations de l’amour, d’incantations à Aphrodite et de représentations de l’autre.

Être deux

La notion de couple est au cœur de cette exposition pensée à deux et pour deux. «Emporte-moi» évoque les relations entre deux personnes, l’amoureux, l’amant, l’inconnu, l’absent, le disparu.
L’image idéale du couple romantique des inséparables transmise par la vidéo de François-Xavier Courrèges, Another Paradise, s’impose parmi toutes les œuvres. Elle présente un couple de perroquets complices dans la vie, faite de caresses et de jeux, puis dans la mort.

C’est le début d’une suite d’images à deux: des photographies de Prinz Golham couple à la vie comme à la scène, évoquant les représentations mystiques de l’amour à deux, Pierre et Gilles présentent des portraits de duos, des autoportraits-doubles, Michel de Broin et Eve K. Tremblay et leur série Honeymoons proposent des rencontres décalées entre étrangers, enfin Marina Abramovic et Ulay, personnifiés en Cupidon et sa victime, dont le cœur est littéralement pris pour cible.
Les couples sont parfois diminués, l’autre moitié a disparu, partie ailleurs ou dans le hors champ: les vidéos de K R Buxey et d’Andy Wahrol se répondent, présentant chacune un visage qui réagit au plaisir procuré par un autre, hors cadre.
Le désir n’est pas loin et l’exposition est remplie de baisers, tant de baisers, expressions premières de la sexualité. Des baisers anonymes distribués à des inconnus, Mélanie Manchot désacralise ce geste si connoté dans For A Moment Between Strangers, en demandant aux passants de l’embrasser. Puis dans Kiss, un plan-séquence de 10 minutes montre deux jeunes acteurs s’embrassant langoureusement dans un bus londonien.
L’autre Kiss filme les baisers échangés par huit couples devant la caméra d’Andy Warhol. Finalement Douglas Gordon, narcissique, embrasse son reflet, en négatif.

L’amour, nous disent les commissaires, s’exprime et existe avant tout par des mots: il s’écrit et se dit dans des lettres, des paroles, des «Je t’aime». Sophie Calle suit un étranger à travers les ruelles brumeuses de Venise, ville de l’amour. Sa filature documentée par des écrits et des photos nous fait comprendre l’urgence de voir l’être «aimé», d’en être proche, possédée par l’obsession d’un fétichisme assumé.
Les lettres froissées d’Anne Brégeaut sont les reliques d’une tristesse ou d’une colère liées à celui qui les a écrites, tandis que les «Je t’aime», brodés à l’infini sur une bobine rose, évoquent Pénélope tisserande, dans l’attente d’Ulysse. Enfin, les «je t’aime», puissants et fragiles, murmurés derrière la caméra de Rebecca Bournigault, révèlent l’intimité sincère de ceux qui les prononcent.

Mal d’amour

Mais l’amour, ça fait aussi mal, ça fait pleurer quand il se finit dans le manque, l’absence et la disparition. Poignants pleurs d’oignons pelés dans la vidéo Luck or Love de Cécile Paris évoquant la douleur insubmersible liée à la perte de l’être cher, le chagrin d’amour qui envahit lentement le spectateur.
Et la mort qui guette, idéal romantique faisant partie intégrante de l’histoire d’amour. Le couple étrange d’Eros et de Thanatos ou de la sexualité et de la mort conclue cette bien mystérieuse histoire, celle d’un couple qui évolue de la passion à la mort. Comme l’illustre The Lovers de David Altmejd, une installation où des couples de squelettes s’enlacent et se mêlent à des matériaux organiques, vanités amoureuses. Kids on a Tomb de Kevin Francis Gray immortalise également dans le marbre classique la passion de deux jeunes amoureux, gisants macabres et éternels, à l’image de Roméo et Juliette.

En évitant le double écueil du sentimentalisme fleur bleue et du porno-trash outrancier, cette exposition, élégante et délicate vole au spectateur un peu des tourments de sa jeunesse, de ses premiers émois, de ses souvenirs amoureux d’hier et aujourd’hui. Il sortira ému, le cÅ“ur soulevé, ravi, en un mot, emporté.

— Marina Abramovic & Ulay, Rest Energy, 1980. Epreuve noir et blanc à la gélatine argentique. 100 x 76 cm.
— David Altmejd, The Lovers, 2004. Plâtre, résine, peinture cheveux synthétiques, bijoux, paillettes, bois, système d’éclairage, plexiglas, mirroir. 114,3 x 228,6 x 137,16 cm.
— Fiona Banner, Unbroken Heart, 2003. Enseigne néon reconstituée. 43,5 x 73 x 4 cm.
— Rebecca Bournigault, Portraits je t’aime, 1999. Vidéo couleur, sonore. 19’2’’
— Anne Brégeaut, Déclaration, 2006. Papier froissé. 21 x 29,7 cm chaque élément froissé.
— Anne Brégeaut, La Punition de Pénélope, 1995. Ruban brodé. 25 x 20 cm.
— K R Buxey, Requiem, 2002. Vidéo couleur transférée sur support numérique, sonore. 39’.
— Sophie Calle, Suite vénitienne, 1980-1994. Epreuves noir et blanc, plans de villes, textes. 29,5 x 1708 cm
— François-Xavier Courrèges, My Night, 2008. Vidéo couleur, sonore. 10’44’’.
— François-Xavier Courrèges, Another Paradise, 2005. Vidéo couleur, sonore. 5’30’’.
— Michel de Broin et Eve K. Tremblay, Honeymoon, Date, Matériaux et dimensions variables selon l’oeuvre de la série.
— Douglas Gordon, Self-portrait (Kissing with Scopolamine), 1994. Diaporama 35mm, diapositive couleur en négatif, silencieux.
— Kevin Francis Gray, Kids on a Tomb, 2008. Fibre de verre, résine, peinture automobile. 110 x 110 x 165 cm.
— Mélanie Manchot, For a moment between strangers, 2001. 2 vidéos couleur, sonores, dimensions variables. 3’46’’ et 21’30’’.
— Mélanie Manchot, Kiss, 2009. Film 16mm transféré sur support numérique, sonore. 10’.
— Cécile Paris, Luck or Love, 2004. Vidéo couleur, silencieux. 3’25’’.
— Andy Warhol, Blow Job, 1964. Film 16mm transféré sur support numérique, silencieux. 41’-16 images/seconde.
— Andy Warhol, Kiss, 1963. Film 16mm transféré sur support numérique, silencieux. 54’-16 images/seconde.

Publication
Catalogue de l’exposition Emporte-moi/Sweep me off my feet, Hemisud, France, 2009.

 

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