ÉDITOS

Éloge de l’ombre

PAndré Rouillé

C’est par email, dans la torpeur d’une nuit de novembre, qu’a été annoncée la semaine dernière la fermeture prochaine de Glaz’art. Après douze années d’existence, l’équipe est «contrainte de stopper son activité de programmation artistique (concerts, expos, art vidéo) dans ses locaux au 1er janvier 2005».
Très mesurée dans son expression, cette annonce résonne toutefois de la fermeture récente, à Paris, de La Flèche d’or, et de celle, à Belfort-Montbéliard,

du CICV (Centre international de Création Vidéo), qui a été abattu dans des conditions plus que contestables. Sans parler des squats qui ont, non moins dramatiquement, la précarité et la menace d’expulsion pour condition ordinaire d’existence.

Tout cela dans une quasi absence de réactions. Moins peut-être par indifférence ou résignation que par un sentiment d’impuissance devant la lame de fond qui fait vaciller tout l’édifice de la culture française des dernières décennies.
Non seulement personne, ou presque, ne dit rien, mais les victimes elles-mêmes ne trouvent guère de mots que pour exprimer leurs «regrets» aux artistes et aux publics («L’équipe de Glaz’art est au regret de vous annoncer…»), comme si appeler à résister était devenu vain, ou d’une autre époque: celle où l’on croyait encore que le souhaitable était possible…

Ce qui est dramatique, assurément incompréhensible, et à tous égards inadmissible, est que Glaz’art chute en plein vol. Comme hier celle du CICV, son activité artistique doit cesser alors qu’elle est en croissance continue : la fréquentation a augmenté de 275% entre 1997 et 2004, passant de 16 500 à 45 300 spectateurs.
Il ne s’agit donc pas d’une mort par épuisement, par désaffection du public, par baisse d’activité et d’enthousiasme de l’équipe, par dysfonctionnement de la structure, par inadaptation aux dynamiques actuelles de la création. Non, il s’agit d’une mort en pleine vie, debout : la mort d’une structure résolument orientée vers la prise de risques, la découverte de nouveaux talents et la diversité culturelle.
Comme si l’initiative, l’audace, la créativité, la vie tout simplement, détonnaient dans un paysage culturel et artistique parisien trop orienté vers le patrimoine des valeurs sûres pour rester réceptif au monde d’aujourd’hui et aux devenirs.

La mort annoncée de Glaz’art, que l’équipe attribue pudiquement à un «contexte de plus en plus hostile», est inséparable de choix délibérés des pouvoirs publics. Les subventions de la Ville de Paris et du ministère de la Culture (Drac) ont baissé chacune de 20% entre 2002 et 2004, alors même qu’explosaient les loyers et les budgets artistiques (respectivement de 70% et 800% entre 1996 et 2004). Quant au Conseil régional, sa contribution a toujours été nulle.

Comme ces entreprises saines et rentables qui sont délocalisées pour cause de course effrénée aux surprofits, Glaz’art est «contraint» d’abandonner cette place qu’il occupait excellemment, celle d’intermédiaire actif et dialogique entre un large public et la création la plus audacieuse.
Mais pourquoi ? Peut-être parce que l’époque est moins aujourd’hui au travail de terrain continu et assidu qu’aux actions éphémères et spectaculaires ; moins aux lieux intermédiaires de production qu’aux pôles de visibilité ; moins aux missions de l’ombre, qui pourtant rapprochent et créent du lien social, qu’aux éclats de lumière, qui à la fois séduisent et éloignent.

Dans le domaine des arts à Paris, Nuit Blanche, dont le nom porte en lui-même l’idée d’une lutte de la lumière contre l’ombre, incarne exemplairement une politique globale agrégée à un impératif de visibilité maximale.
Nuit Blanche est, à la lettre, une immense tentative d’enchanter la capitale, de faire une seule fois par an, mais symboliquement, reculer la nuit, et l’invisibilité. Cela à la conjonction de trois formes de lumières: celle des sunlights électriques, celle des éclairages médiatiques d’une immense machine à communiquer, et, bien sûr, celle du rayonnement esthétique des œuvres.
Mais la lumière de Nuit Blanche, dont les rayons irradient désormais aux confins du monde, vient s’évanouir dans le jour du petit matin. L’éclat d’une courte et éblouissante nuit débouche, en matière d’art, sur une longue année de faible intensité. Autant qu’un événement phare de Paris, Nuit Blanche est donc une forme de gestion municipale des énergies artistiques.

Cette gestion, il faut s’en réjouir, se caractérise par une réelle augmentation des investissements, par une vraie attention aux pratiques contemporaines et par la mise en œuvre de plusieurs grands projets et grands événements tels que Nuit Blanche dont l’intérêt et la qualité ne sont pas contestables.
Mais ces choix s’opèrent au détriment d’une action, pourtant tout aussi vitale, d’innervation culturelle et artistique de la capitale par le renforcement des associations, par l’amélioration des conditions de création et d’exposition des artistes, par le développement de l’information du public, par la diffusion des œuvres et de la pensée artistique au plus prêt de la vie quotidienne des gens.

Électoralement, cette convergence d’actions discrètes et durables de proximité ne serait sans doute pas moins rentable que le choix du spectacle qui charme et éblouit, mais qui éloigne et reste éphémère et superficiel.

En somme, le monde de la culture devrait peut-être s’inspirer de celui des sports où l’on sait depuis longtemps qu’une victoire est toujours le fruit d’un travail patient, discret et assidu de proximité au sein d’un réseau vivant d’échanges, de lieux, d’équipements et de moyens matériels et humains. L’excellence se construit au jour le jour comme l’écume d’une multitude d’efforts anonymes et silencieux. La lumière ne jaillit pas de rien, elle n’est pas l’envers mais l’autre face de l’ombre. Dommage que le pouvoir ait souvent peur du noir.

André Rouillé.

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Jin Meyerson, Sideline, 2004. Huile et acrylique sur panneau de carton. 122 x 152,5 cm. Courtesy galerie Emmanuel Perrotin

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