ÉDITOS

Education artistique à l’horizontal

PAndré Rouillé

L’éducation artistique et culturelle, qui ne cesse d’interpeller la République depuis plus d’un demi-siècle, est aujourd’hui mal en point, au moment où la ministre de la Culture Aurélie Filippetti veut relever le défi d’ouvrir à l’art et à la culture les portes des écoles. Mais la méthode horizontale de territorialisation-contractualisation adoptée, qui se veut pragmatique, prend en fait acte de l’avachissement de l’Etat financièrement incapable d’assumer son très vertical pouvoir régalien d’assurer une éducation décente aux jeunes de la Nation.

L’«éducation artistique et culturelle» ne cesse d’interpeller la République depuis plus d’un demi-siècle. Elle a ses réfractaires décrétant aristocratiquement que le goût est inné et ne s’acquiert pas. Elle a ses militants qui exercent, souvent bénévolement, leur passion altruiste dans les organismes de «culture populaire». Elle a aussi ses grandes figures: Jean Vilar, précurseur de «la culture pour tous»; André Malraux, inspirateur des Maisons de la culture; Jack Lang, qui a élargi et ouvert vers le contemporain l’art et la culture, et qui a donné une impulsion décisive à leur diffusion sur tout le territoire par la création des Frac (Fonds régional d’art contemporain), des Drac (Direction régional des affaires culturelles), et de nombreux théâtres et institutions de spectacle vivant. Enfin, l’éducation artistique et culturelle a ses théoriciens et chercheurs, notamment Jacques Rancière, du côté de la philosophie, et Pierre Bourdieu dont le livre L’Amour de l’art (1969) a ouvert de façon fracassante la sociologie à l’étude de l’art.

L’«éducation artistique et culturelle», qui a souvent suscité d’âpres polémiques, d’inopportunes décisions, ou rencontré la plus grande indifférence, est un dossier d’autant plus délicat qu’il concentre des disciplines à la fois très sensibles aux soubresauts du monde, et très différentes dans les façons de les aborder.
Aussi la place de l’art dans les cursus et la vie scolaires a-t-elle, en France, toujours été infinitésimale. Jack Lang et Catherine Tasca, ministres de l’Éducation nationale, pour l’un, et de la Culture, pour l’autre, ont tenté d’aborder cette situation indigne d’un pays comme la France. Mais à peine esquissée, leur initiative a été stoppée par un changement de majorité politique.
Aujourd’hui, Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, veut courageusement (avec le ministre de l’Education nationale) relever le défi d’ouvrir à l’art et à la culture les portes des écoles. Une «Consultation nationale sur l’éducation artistique et culturelle pour un accès de tous les jeunes à l’art et la culture» va être organisée. Son «comité de pilotage» vient d’être officiellement installé (21 nov. 2012).

Les énoncés des «cinq thématiques» proposées pour la consultation nationale, ajoutés aux discours ministériels, expriment à grands traits la façon dont le gouvernement aborde le dossier de l’éducation artistique et culturelle. Ses orientations s’avèrent sensiblement différentes, et très en retrait, de ce qu’avait par exemple exprimé Pierre Bourdieu — voici plus de 30 ans, il est vrai! — dans son livre L’Amour de l’art.

Il est frappant de noter que «les jeunes» destinataires des futures actions éducatives sont tour à tour considérés en tant que population, ou individus, mais non en tant qu’êtres sociaux qui, au-delà de leur communauté d’âge, se distinguent souvent par de profondes disparités économiques et sociales — donc culturelles.
Cet aplatissement, ou cette occultation, des différences sociales s’exprime par un usage aussi excessif qu’aléatoire des mots à haute teneur consensuelle «tous» et «chaque». Or, l’usage de ces mots enveloppe les jeunes dans une même fiction d’égalité démocratique, et oublie les vives critiques qu’avait suscitées la tentative de Frédéric Mitterrand, le précédent ministre, d’imposer la notion de «culture pour chacun» contre la «culture pour tous» jugée trop populaire, trop teintée de démocratie, trop à gauche.

Alors que les analyses exprimées en termes de classes sociales avaient, à l’époque moderne, pour inconvénient de diriger l’attention dans une seule direction, et de l’enfermer dans un unique schéma, la dilution des classes sociales dans la catégorie vague de «tous ceux qui sont éloignés de la culture» risque au contraire de rendre indiscernable la part éminemment sociale de cet éloignement, et de brouiller les priorités à donner à l’action.

Si la troisième thématique de la Consultation préconise clairement de «prendre en compte la diversité des modes d’accès des jeunes à l’art et à la culture», elle décrit cette disparité (ce terme étant en l’occurrence préférable à celui de «diversité») sans aucune logique, sous la forme d’une liste non problématisée de catégories disparates (petite enfance, jeunes en situation spécifique, jeunes décrocheurs, jeunes en dehors du système scolaire, etc.).

En fait, l’approche verticale, en classes sociales, est remplacée par une approche horizontale qui situe chacun sur un plan, celui du territoire du savoir artistique et culturel. Sur ce plan, chacun est ainsi défini par une position spatio-temporelle composée de son «éloignement» supposé d’une ligne virtuelle d’excellence «artistique et culturelle», et de sa position temporelle exprimée en tranches d’âges (petite enfance, jeune, sénior, etc.).

C’est sur cette conception fondamentalement spatio-temporelle, territoriale, horizontale et postmoderne, que reposent les notions de «parcours» ainsi que celles de «territorialisation et de contractualisation» qui sont au cœur de la méthode d’action préconisée par la ministre.
Dès lors que l’individu est défini par un couple de coordonnées, l’une spatiale (son niveau «artistique et culturel»), l’autre temporelle (son âge), son éducation peut alors être apparentée à un «parcours» plus ou moins sinueux dans le champ du savoir en direction d’une ligne d’excellence — aussi idéale qu’impossible à définir dans l’ordre du consensus.

A l’époque moderne, le progrès et le savoir élevaient, faisaient gravir des échelons de la hiérarchie sociale — ils transcendaient. Désormais, l’éducation se limiterait, selon les mots de la ministre eux-mêmes, à conjurer l’«éloignement» de certains individus dans le plan du savoir au moyen de «parcours» évidemment souples : personnalisés, «sans modèles types», dans la perspective de procéder à l’«intégration sociale» autant qu’à la «construction individuelle» desdits «individus».
D’une époque à l’autre, les méthodes et les enjeux ont manifestement changé. Car déplacer n’est plus élever; un mouvement horizontal dans le savoir se traduit de moins en moins en ascension sociale verticale; intégrer socialement et construire individuellement ne signifie pas, dans les faits, élever socialement. On peut en effet, aujourd’hui plus que jamais, être très diplômé et cultivé tout en étant socialement déclassé et économiquement précarisé…

Enfin, la «méthode progressive et pragmatique» consistant à «partir du terrain», à privilégier la «concertation», à rechercher la «contractualisation» et l’assentiment de l’ensemble des «professionnels» et «milieux socio-éducatifs», est assurément une méthode prudente, adaptée aux sensibilités politiques contemporaines. Mais c’est la méthode d’une pensée qui surjoue l’horizontalité, au risque d’enliser l’action dans les méandres d’une recherche perpétuelle et souvent vaine des plus larges consensus.

En faisant le pari de la lenteur, la méthode dite «progressive et pragmatique» semble ignorer les aléas de la vie politique dans laquelle la durée n’est jamais une certitude.
Mais plus fondamentalement, en entourant l’école d’une nébuleuse de partenaires territoriaux aux compétences artistiques et culturelles plus que douteuses, la méthode se situe aux antipodes de ce que Pierre Bourdieu clame sans relâche dans L’Amour de l’art, et qui reste encore totalement pertinent: 1° «Il n’est pas de raccourci au chemin qui mène aux œuvres de culture»; 2° les actions extra ou périscolaires directes ne peuvent «être efficaces que si elles s’exercent sur des sujets que l’action systématique et prolongée de l’Ecole a préparés à en subir l’effet»; 3°l’institution scolaire est seule capable de «développer chez tous les membres de la société sans distinction, l’aptitude aux pratiques culturelles».

Enfin, cette méthode de territorialisation-contractualisation, qui n’a rien de deleuzien en dépit de ses résonnances lexicales, est effectivement «pragmatique», en ce qu’elle prend acte de l’avachissement de l’Etat, désormais financièrement incapable d’assumer son très vertical pouvoir régalien d’assurer une éducation décente aux jeunes de la Nation.

André Rouillé

1. Discours d’Aurélie Filippetti à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration le 31 août 2012
2. Rapport de concertation «Refondons l’école de la République»
3. Installation du comité de pilotage de la consultation nationale sur l’éducation artistique et culturelle

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