ÉDITOS

Économie-politique du téléchargement

PAndré Rouillé

Le téléchargement ne concerne pas seulement quelques internautes déjantés, c’est une pratique qui s’est répandue à une vitesse fulgurante en guère plus de deux ans (l’âge de l’Adsl !), et qui concerne ces 52,5% de Français aujourd’hui connectés à internet (source Médiamétrie).
Les actuels débats sur le téléchargement n’opposent pas, comme on voudrait nous le faire croire, les industriels, qui seraient garants des grands équilibres et de la vitalité de la création, aux horribles pirates qui, eux, violeraient la loi, désorganiseraient l’économie de la culture, et priveraient les vertueux auteurs de leur légitime gagne-pain.
Non, le débat qui fait rage après le vote par le Parlement de la «licence globale» (21 déc. 2005) est un véritable débat de société dont la vivacité trahit les enjeux. Qu’il suffise de lire le président de la Fnac selon lequel ce vote est «tout bonnement ‘créaticide’, au sens où il organise le pillage légal du répertoire musical national et assassine la création musicale française en la privant de sa juste rémunération». Ou encore, apostrophant les députés : «En légalisant le téléchargement sauvage contre la poignée de lentilles d’une licence globale

, vous avez voté un texte inique et assassin pour la musique française» (Denis Olivennes, Libération, 2 janv. 2006).

L’outrance même des propos du président de la Fnac confirme avec éloquence que c’est le système de la distribution traditionnelle d’objets culturels matériels (notamment les CD) qui est mis en danger, par le téléchargement sauvage évidemment, mais aussi par sa légalisation sous la forme d’une «licence globale» qui accorderait aux internautes un droit illimité à télécharger contre le versement d’une somme forfaitaire, par exemple mensuelle.
Ce qui est ici refusé avec force, c’est le principe d’une consommation illimitée en échange d’un paiement fixe. Face auquel les distributeurs défendent un paiement à l’unité pour un usage informatiquement limité et contrôlé par les désormais fameux DRM (Digital Rights Management).

Dans le feu de la polémique, certains ont tenté une comparaison dont l’apparent bon sens cache mal une mécompréhension, ou plutôt un refus résolu, des mutations économiques en cours.
Pourquoi, lit-on ici et là, placer la musique sous ce régime d’exception que constituerait un paiement forfaitaire pour une consommation illimitée, alors que tous les autres producteurs de biens matériels et ou immatériels sont rémunérés à l’unité. Appliquée à la boulangerie, insistent-ils, la «licence globale» autoriserait chacun, en échange d’une somme modique, à dévaliser chaque jour la boutique du boulanger du coin!…

Faut-il préciser que les services payés au forfait tendent à se multiplier sous la forme d’abonnements, notamment pour la télévision câblée, pour l’Adsl, et surtout pour la téléphonie mobile.
Mais fondamentalement, un morceau de musique en ligne est économiquement incomparable avec une baguette de pain. La baguette se consomme en une seule fois, et sa consommation équivaut à sa destruction, tandis que le morceau de musique peut être infiniment consommé : non seulement ses multiples écoutes et échanges ne l’altèrent pas, mais ils accroissent son audience, sa notoriété, et ainsi sa valeur.
Alors que la baguette, qui appartient à un seul et se détruit dans l’usage, obéit à une économie de la rareté, la musique en ligne relève, elle, d’une économie de l’abondance, du partage et de la mise en commun dont les fonctionnements se distinguent radicalement de ceux du marché et du capital traditionnels des biens matériels.

La mobilisation contre la «licence globale» est en fait dirigée contre la légalisation de nouveaux types d’échanges et d’usages, qui se sont imposés avec éclat au tournant du troisième millénaire, et qui trouvent dans internet à la fois leur emblème et leur condition de possibilité.
Bien que récentes, ces pratiques sont fortes de leur cohérence avec l’époque présente, en particulier avec l’état de la technologie. Aussi doivent-elles être légalisées, et évidemment réglementées.

Au nom des droits d’auteur, les majors et les gros distributeurs défendent leur monopole et les conditions économiques de leur hégémonie. Mais leur combat d’arrière garde est condamné à l’échec par l’essor de la société numérique, c’est-à-dire par la généralisation de nouvelles manières de produire, d’échanger, de communiquer — par l’avènement d’une nouvelle économie.
L’usage illimité de biens immatériels infiniment échangeables et inaltérables dans l’échange a acquis dans la société en réseaux un tel caractère d’évidence qu’il sera difficile à remettre en cause. Un droit de fait que le législateur pourra réglementer, mais certainement pas limiter en condamnant, comme prévu initialement, tout contournement des verrous informatiques (DRM) à 300 000 euros d’amende et trois ans de prison…

Les débats sur le téléchargement confrontent deux économies et deux types sociétés. Non plus, comme hier, le socialisme contre le capitalisme. Mais un capitalisme classique lié aux valeurs et aux mécanismes de la production et de la distribution matérielles, contre un capitalisme ouvert aux valeurs issues de la pratique des réseaux. Un capitalisme qui sait tirer profit de la maximisation et de l’accélération des échanges par la gratuité, le partage, l’accès illimité, et bien sûr le téléchargement. Autant de bases sur lesquelles se sont édifiées à la vitesse de l’éclair quelques unes des plus grandes firmes internationales d’aujourd’hui…

André Rouillé.

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Trisha Donnelly, No Title, 2005. Video loop. Courtesy Air de Paris, Paris & Casey Kaplan, New York.

Lire
André Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003.

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