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École : le regard en friche

PAndré Rouillé

A un moment où le pays s’interroge sur son avenir, où l’on se demande de toute part comment sortir de cette impasse dans laquelle la France paraît aujourd’hui enfoncée, le ministre de l’Éducation nationale mène une campagne résolue contre des moulins à vent : les instituteurs soupçonnés d’appliquer la méthode globale d’apprentissage de la lecture, en opposition aux textes officiels qui imposent de revenir à la méthode syllabique, au déchiffrage des mots — le fameux b.a-ba… Curieuse croisade contre des instituteurs fantômes, car tous ont depuis longtemps dépassé l’une et l’autre méthodes pour, dans le cadre de leur liberté pédagogique et en concertation avec leurs collègues, répondre aux situations d’apprentissage qu’ils vivent quotidiennement au contact de leurs élèves.
Les motivations de cette croisade en faveur d’une méthode emblématique de la pédagogie traditionnelle, pleine des relents nostalgiques de la «vieille école», sont certainement plus politiciennes et idéologiques que pédagogiques

. Quoi qu’il en soit, cette crispation sur les méthodes passées d’apprentissage de la lecture trahit l’ignorance totale de cette nécessité impérieuse d’aujourd’hui : dès l’école primaire, l’apprentissage de la lecture des textes doit s’accompagner d’un apprentissage de la lecture des images.

C’est là une vraie nécessité, un vrai combat. Une cause majeure qu’un ministre de l’Éducation conscient des exigences de son époque devrait prendre à bras le corps. Car, depuis le temps béni du b.a-ba triomphant de nos papas, un phénomène immense s’est produit dont on ne semble pas mesurer l’ampleur en haut lieu (en paroles peut-être, mais pas en fait) : la saturation par les images de notre quotidien, de nos sensations, de notre attention, de notre imaginaire, de nos savoirs et de nos pensées.
Des images prolifèrent désormais à une vitesse inouï;e sur des supports sans cesse nouveaux. Au papier (magazines, journaux, affiches, etc.), et aux toujours très présents cinéma et télévision, s’ajoutent désormais tous les supports numériques : évidemment internet, mais aussi les téléphones qui sont déjà les vecteurs majeurs de la mobilité des images avant même d’accueillir prochainement internet, la télévision, etc.

«Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles plutôt qui s’emparent du regard. Elles noient la conscience» (Kafka).
C’est pourquoi la nécessaire maîtrise de la lecture des textes doit aujourd’hui s’accompagner d’une non moins nécessaire éducation du regard. Faute de quoi les enfants, citoyens de demain, seront soumis sans défense au pouvoir immense et grandissant des images, c’est-à-dire exposés au règne de l’émotion sans la protection d’une distance critique.

Or, au-delà des actions souvent méritoires mais forcément limitées des enseignants, en particulier des professeurs d’art plastiques, l’Éducation nationale laisse actuellement le regard des élèves en friche.

Ancien ministre de la Culture devenu ministre de l’Éducation nationale, Jack Lang avait créé en 2001 dans le primaire les classes PAC (à projet artistique et culturel) qui devaient permettre sur le temps scolaire, à raison de huit à quinze heures par an, d’organiser avec des artistes des rencontres, des interventions et des ateliers. Un budget de 1200 euros était prévu par classe.
En 2004 le dispositif devait s’appliquer à tous les élèves de l’école primaire : 30 000 classes PAC ont été créées en 2001-2002, seulement 15 000 en 2002-2003. Aujourd’hui on n’en parle plus. Monsieur Aillagon est passé par là…

Si l’initiative conjointe de Jack Lang (ministre de l’Éducation nationale) et de Catherine Tasca (ministre de la Culture) était méritoire et précieuse, elle ne répondait pas exactement aux exigences du moment — il ne fallait pour autant pas la briser, mais la réorienter, ce qui n’est pas la même chose !…

L’initiative Lang-Tasca avait en effet le tort, comme de nombreuses actions éducatives menées dans les musées en direction des enfants, de reposer presque exclusivement sur l’art, de se donner comme principal objectif de stimuler la créativité.
Or, face aux flots d’images qui les submergent, c’est moins la créativité des enfants qu’il convient de développer aujourd’hui que leurs aptitudes à aborder de façon critique les images, toutes les sortes d’images auxquelles ils sont confrontés.

Deux principes pédagogiques se dégagent ainsi. D’une part, l’éducation du regard prévaut sur l’éducation artistique qu’elle précède et prépare. D’autre part, l’éducation du regard doit accompagner l’apprentissage de la lecture et du langage, car «c’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend» (Gilles Deleuze).

Il ne s’agit donc plus de demander aux enfants de créer en s’inspirant d’œuvres ou de chef-d’œuvres, ni d’écouter sagement à leur propos des paroles d’autorité (celles du maître ou des animateurs), il s’agit au contraire de les inciter à mettre des mots, leurs mots, sur des images de toutes sortes.

En réalité, la réactivation de la vieille querelle entre le syllabique et le global trahit une incapacité en haut lieu à penser et organiser conjointement l’apprentissage de la lecture et l’éducation critique du regard, c’est-à-dire à permettre à l’école de remplir pleinement sa mission de préparer les enfants au monde d’aujourd’hui.
Il faudrait pour cela une vision lucide et prospective du monde, une compréhension des liens qui nouent les images au langage. Il faudrait avoir la pleine conscience que, dans les premiers apprentissages, la priorité doit être accordée aux aptitudes critiques du regard plutôt qu’à la stimulation de la créativité en donnant à l’art toute sa place, mais pas toute la place.

En somme, la tentative anachronique de restaurer le b.a-ba masque qu’à l’école le regard des élèves est laissé en friche…

André Rouillé

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Marina Gadonneix, Mire, 2005. Diapositive, exposition «Nuages fig.1», La Maison rouge. Courtesy l’artiste.

Lire
Roland Recht, A quoi sert l’histoire de l’art ?, entretien avec Claire Barbillon, Paris, Textel, 2006.

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