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Dynasty. Benoît Maire

Lauréat ex-aequo du Prix Ricard 2010, Benoît Maire est un philosophe artiste et un artiste philosophe. Il fait œuvre de toute référence.

Elisa Fedeli. En parallèle des arts plastiques, tu as étudié la philosophie. Que peut apporter l’art à la philosophie et vice versa? Comment définir ton approche, qui fait dialoguer les deux?
Benoît Maire. Effectivement, je ne lis pas tellement de romans, je lis plutôt des livres de philosophie et d’esthétique, qui sont plutôt des histoires autour de concepts et d’idées. Je me suis rendu compte que c’est beaucoup plus facile pour moi de lire de la philosophie. Cela me permet d’une certaine manière de vivre ma vie comme un roman. Alors que le roman permet parfois de vivre en donnant des solutions, je trouve plutôt les solutions pour la vie dans les livres de philosophie. J’aime lire de la philosophie pour me distraire et je ne la rattache pas à quelque chose de sérieux. La philosophie, la poésie et la littérature sont des types d’écritures très liées, l’une n’étant pas plus sérieuse que l’autre. Celle qui m’intéresse le plus est la philosophie, même si parfois j’arrive à lire un roman. Ce sont des modalités structurelles liées au langage qui ont des objets différents mais qui donnent toutes des solutions.
Pour moi, l’art est le lieu du possible en tant que tel, surtout à notre époque où il est décloisonné du point de vue des médiums. C’est un domaine qui donne un liberté importante. J’aime l’art comme domaine du possible et la philosophie comme lieu de la synthèse intellectuelle des solutions. Mon envie est de vivre au mieux et au plus juste. Pour cela, il m’a semblé important de faire une synthèse entre la manière de penser de la philosophie et celle de l’art. Je suis à un point où je convoque les deux.

Dans l’exposition «Dynasty», tu as présenté La Caverne et Le Nez, deux sculptures qui font partie d’un projet plus global, que tu mènes depuis plusieurs années et que tu as nommé «l’Esthétique des différends». En quoi consiste ce projet, inspiré par le philosophe Jean-François Lyotard?
Benoît Maire. Je crois que nous sommes dans l’époque postmoderne. Je crois au post-moderne, tel que l’a défini Jean-François Lyotard. Son livre Le différend (1983) est au centre d’une théorie du postmoderne, même si on ne l’a pas vraiment dit. Ce concept consiste à dire qu’il y a des batailles entre des genres différents de langages. L’époque post-moderne est une dispute entre langages, à tel point qu’on ne peut plus juger de la validité de l’un par rapport à l’autre. On est aujourd’hui en présence d’une hétérogénéité de langages, ce qui est particulièrement vrai pour le champ artistique.
Mon projet consiste à analyser l’époque postmoderne comme étant une esthétique des différends. Je pars du premier différend, qui correspond à la dispute entre le dire et le voir. Comment puis-je dire ce que je vois? Je propose donc un travail où le mot remplace l’image et vice versa. Les deux sont traités de la même manière. C’est pourquoi j’expose à la fois dans des galeries et dans des livres.
Il existe plusieurs manières de phraser l’esthétique des différends. Les «Figures» sont des sculptures qui se passent de mots, comme par exemple Le Nez et La Caverne. Les «Points» articulent des images et des aphorismes de mon cru. Les «Didactiques» sont juste des exposés très clairs sur des points précis. Les «Entames» sur des artistes contemporains sont une manière de trancher le travail d’un artiste. Dans les «Conférences parlées», j’essaie de me faire comprendre à l’oral et d’entraîner des discussions. Enfin, les «Méthodologies» peuvent être des vidéos, des textes ou des performances.

Tu es en train de concevoir un nouvelle étape de ce projet, sous forme d’un livre qui sera bientôt publié. C’est en quelque sorte un nouveau visage de «l’Esthétique des différends». L’idée de répétition est omniprésente dans ton travail. Pourquoi y es-tu attaché?
Benoît Maire. J’aime l’idée d’approcher le savoir en tant qu’idiot, au sens plein du terme, c’est-à-dire en tant que libre-penseur. La répétition est une sorte de validation d’une solution, un critère de jugement de la réussite d’une solution artistique ou existentielle. Si on peut répéter cette solution, c’est qu’elle n’est pas mauvaise. Il faut vivre à la condition de pouvoir répéter sa vie, pour éviter le regret ou l’oubli par exemple. «Vivre à la condition de la répétition», dirait Nietzsche. On pourrait le dire autrement: la manière dont on a vécu, peut-elle être répétée?

Quels sont les artistes qui ont joué un rôle dans ta pensée?
Benoît Maire. Joyce, Bataille, Nietzsche, Heidegger, Broodthaers, Ryan Gander, Agamben, Platon, Aristote, Parreno, Tino Sehgal, Etienne Chambaud, Dan Graham, Kandinsky, Klee,…

On qualifie généralement ton travail de «conceptuel». Te sens-tu proche des premiers artistes conceptuels? Si non, dans quel sens t’en éloignes-tu?
Benoît Maire. Il est très difficile de connaître l’art qui n’est pas de notre temps. Je pense que je connais l’art d’Alex Cecchetti. Mais entre Joseph Kosuth, son art et ce que je peux en voir, il y a des couches de médiation qui m’éloignent de ce que c’est originellement. Il y a deux manières de parler de l’art: il y a l’art dont on est coupé et l’art qui se fabrique avec nous au présent, dont on connaît les artistes. L’art conceptuel, je ne sais pas ce que c’est quand ça a été créé. Aujourd’hui, j’en ai seulement des traces officielles, médiatisées, historiques.
Compte tenu de ça, je dirais que l’art conceptuel me paraît lié à la philosophie anglo-saxonne positiviste. Cela m’intéresse de faire usage du concept mais dans une toute autre filiation. Je le fais plutôt dans une tradition post-structuraliste et ouverte à l’herméneutique. Mon Derrida est différent de celui de Kosuth: j’ai un Derrida bataillien et pas anglo-saxon. Ce qui m’intéresse, c’est de saigner les concepts, au lieu de les asseoir en théories, ce qui me semble tout à fait différent.

Par rapport au regard que tu poses sur tes sources, tu as pu dire: «Je ne m’approprie pas les références, je les joue dans l’ordre de la représentation». Qu’entends-tu par cette dernière expression?
Benoît Maire. Chez Wittgenstein, il y a la question du langage public et du langage privé. Je dirais que l’art se situe entre les deux. La représentation, c’est le langage public, l’histoire de l’art. Mais il faut faire des coups dans l’ordre du langage public. Les références que je manipule appartiennent au langage public mais je suis obligé de me les approprier dans ma sphère privée, pour les redonner au public d’une manière nouvelle.

Tes installations sont conçues dans une esthétique du collage, où tu mêles de façon non hiérarchisée la vidéo, la sculpture, le texte, la photographie et les objets. Les médiums t’intéressent-ils en tant que tels? Comment s’arrête ton choix sur un médium en particulier?
Benoît Maire. Pour moi, il est très important de ne pas être professionnel. Je fais tout moi-même. Je me sens amateur dans tous les médiums que j’emploie. Il m’arrive parfois de travailler avec des spécialistes, pour connaître les possibilités techniques. Je multiplie les médiums pour rester amateur. Par exemple, je collabore en ce moment avec un chef opérateur, Arnaud Maudru, sur Powerpoint, en vue d’une exposition organisée en Hollande à partir du 15 janvier. Au début, je n’étais intéressé que par des formes faibles et pauvres formellement. Actuellement, je suis en train de passer à la sculpture, à des formes plus classiques et plus abouties. Peut-être que je me professionalise. Alors que j’ai toujours voulu être anti-formaliste, je me rends compte que je formalise de plus en plus mes travaux. J’ai gagné dans la compréhension de ce qu’est une forme, par le simple fait de travailler.

Tu souhaites t’appuyer sur des théories, tout en développant un travail empreint d’affects. C’est assez paradoxal. Comment une théorie peut-elle créer des affects?
Benoît Maire. Je m’intéresse surtout à ce que Badiou a appelé les «anti-philosophes», notamment Kierkegaard en ce moment. C’est un penseur qui fait de la philosophie au risque de sa vie. Dans ses idées, on peut lire quelque chose qui en va de sa vie propre et de ses affects. Je souhaite faire une lecture anti-philosophique de la philosophie: je m’intéresse moins aux concepts pleins et positifs qu’à ce qui amène à les utiliser. Pour moi, la philosophie, la poésie et la littérature permettent de trouver des solutions pour la vie. J’essaie de voir à quel problème existentiel se rapporte tel concept, afin de comprendre comment ce concept peut m’aider par rapport aux problèmes que je rencontre dans ma vie. C’est en cela que mon esthétique est existentialiste.

Tu as rencontré Eric Duyckaerts à la Villa Arson, où tu étais étudiant en 2003. T’a-t-il inspiré sur cette question de l’affect dans la théorie?
Benoît Maire. Oui, mais il me semble que son travail questionne autre chose, comme la limite de validité et d’autorité des discours en tant qu’ils sont sérieux ou non sérieux. Il mène une entreprise critique sur les discours, avec beaucoup d’humour. Je considère que cette question entre le sérieux ou le non sérieux, influencée par le travail de Derrida dans sa controverse avec Searl, n’a plus besoin d’être posée. Je veux juste utiliser l’art et la philosophie sur des questions que je trouve fondamentales pour l’existence.

Un dernier mot?
Benoît Maire. Je trouve que j’ai été très romantique dans cette interview…

Tu le «regrettes»?
Benoît Maire. Non, et je pourrais même le «répéter»!

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