ÉCHOS
25 Juin 2010

D’un coup d’oeil l’art ne meurt pas

PPaul Brannac
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Ah, l'exquis cadavre...
Ah, les délectations de la charogne...
Ah, que l'on se repaît bien des dépouilles et comme l'on tient de jolis comptes par-dessus les macchabées...
Que c'est beau la mort quand on vit.
[C'est un corbeau qui divague].

C’est la crise de l’art contemporain, le marché des démarcheurs qui vendent sur la mort l’assurance de la vie et où l’on crie:
Achetez, achetez, avant que l’art ne meure!
Acquérez cet aujourd’hui qui demain sera hier!
C’est tellement chic ma chère.
C’est complètement caduc.
Que c’est cher. Qu’est-ce?
De l’obsolète.
Comme c’est kitsch.
Que dit-il?
Que cela est sublime et que cela se meure.
J’en frémis !
L’extrême-onction?
Du liquide fera l’affaire.

De la mort de l’art, les petits prophètes font les petits profits. Deux grands mots accolés, dont l’un dit «vie» et l’autre «trépas», cela fait un oxymoron parousiaque du plus bel effet, de ceux qui donnent une portée à la bêtise, des manières de philosophe à ses chantres, un fumé d’ambroisie au houblon.
Il faut entendre la foule des vieilles perruques regretter avec Hegel qu’on ne plie plus le genou devant les images de la Sainte Famille et en conclure, pour cela, que l’art «a cessé en lui-même de répondre au besoin le plus profond de l’esprit».

Il faut peser la mollesse de sang des critiques, le désabusement affecté des esthéticiens, l’application des attachés de presse à chantourner leurs faire-part de décès dans lesquels l’amphigouri tient lieu de condoléance et l’indolence de chagrin.
Il faut voir la multitude exposée des plasticiens disciples qui révèrent la Fontaine de Duchamp comme un léniniste le mausolée, le chevalet en prie-Dieu et Que faire? pour prière.
Il faut prêter l’oreille à ce brouhaha des lamentos pour entendre l’histoire de l’agonisant qui, ne voulant pas mourir seul, dit au jeune homme qui lui faisait sa toilette: «Tu pues».

L’art meurt à l’instant où l’œil se clôt; pas avant. Après, il est ce qui pare le corps sans vie; il est ce qui représente le corps disparu; il est l’image qui rappelle les corps oubliés. C’est-à-dire que l’art vit encore, par-delà les corps morts sur lesquels tout entier l’art se penche et, en se penchant, ramène ces corps parmi les vivants. (A ordonnancement d’égale rigueur, les musées seraient-ils nos véritables cimetières?)

Si l’on se surprend parfois de la formidable énergie que l’homme moderne (ou postmoderne, puisque l’ère est au post-mortem bien que le fond de l’air soit chaud) a déployé depuis deux siècles pour éloigner de lui la mort, il est plus curieux encore de constater comment, à l’heure où la seule ouverture à elle qu’il n’ait pas verrouillé soit l’art, il condamne précisément cet accès. Et une condamnation, pourvu qu’en la prononçant on y mette un peu de l’emphase du prétoire, le petit air grave du docteur et de gros yeux de curé, cela méduse son auditoire, ça le rend tout chose, comme on dit, ça fait tressaillir Trissotin lors même qu’il jouit du dernier soubresaut — de son ultime convulsion avant une vie sans drame.

Peut-être est-ce pour cela qu’une partie de l’art, la part la plus valorisée, végète un peu; peut-être pour cela que, paradoxalement, l’art qui se ferme à la mort est mort lui-même et qu’un pan entier de la peinture n’est plus cette peau intense et respirant que sentait Tériade, mais une peau morte. Des foules d’artistes ont assenti à une sentence de cuistre, et par cette sujétion sont devenus cuistres eux-mêmes, ont entraîné l’art contemporain à la cuistrerie.

Parce que… la mort… pour l’art, n’est-ce pas un peu haut? Comme si l’art pouvait seul mourir de sa belle mort, de sa mort de héros, de conquistador qui après avoir découvert l’ensemble des terrae incognitae, les aurait libérées en quelques décennies, et, aventurier devenu las du monde qu’il prétend connaître tout à fait pour y avoir posé le pied seulement, répandrait sur lui le sel amer qui fait les sols stériles.

Il n’y a, dans l’espace de notre culture, que deux mots qui peuvent tuer l’art parce qu’ils peuvent tuer l’homme, ce sont Auschwitz et Hiroshima.
Il n’y a qu’en traversant ces deux mots étrangers, ces deux mots si récents, ces deux faces de la mort qui obligent, non au mutisme de l’artiste, mais à son balbutiement, que l’on peut présumer de la mort de l’art, car oui, alors, maintenant, après Auschwitz et Hiroshima, David Rousset nous l’a dit, «tout est possible».

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