ÉDITOS

Du vide dans l’art

PAndré Rouillé

L’art pourrait bien se différencier des images médiatiques par la possibilité du vide. Les médias seraient condamnées au plein, à l’excès, à la surenchère, à la boursouflure : frappés par les maux de la nécessaire rapidité, du spectacle et de la concurrence. Tandis que l’art, ou plutôt certains secteurs de l’art, pourraient encore prendre le risque du vide, de l’ascétisme et de la distance vis-à-vis des flux et des tribulations du moment.
Cette question émane directement de plusieurs expositions actuellement présentées à Paris : d’abord l’exposition «Vides. Une rétrospective» au Musée national d’art moderne (Centre Pompidou); celle, également, du Palais de Tokyo intitulée «Gakona»; mais aussi, à la galerie Marian Goodman, l’œuvre sans images ni objets de Tino Sehgal

, intitulée This Situation.

La rigueur, la sobriété — et  surtout le parti pris de l’immatérialité totale ou partielle — de ces expositions sont d’autant plus frappantes qu’elles tranchent heureusement avec l’actualité artistique récente qui a été marquée par les débordements esthétiques et médiatiques de Jeff Koons, par l’indécence formelle de David LaChapelle, mais aussi par le ramdam informationnel qui a accompagné la vente Bergé / Saint-Laurent dont le succès est en fait à la hauteur du surprenant manque d’audace artistique de la collection. Sans compter, à l’étranger, la théâtralisation planétaire de la vente Damien Hirst à Londres, et le pathétique spectacle narcissique de «Mobile Art» orchestré à New York par Chanel pour les people, avec et contre l’art.

Par une curieuse coïncidence, plusieurs expositions viennent donc à Paris significativement rasséréner une scène artistique française et internationale agitée par des surenchères esthétiques autant que monétaires, par des excès de choses à vendre, de tailles à dépasser, de prix à pulvériser.
Au moment où une longue période de spéculation monétaire effrénée débouche sur une crise économique mondiale d’une ampleur telle qu’elle pousse les partisans les plus fervents du capitalisme à préconiser de le refonder, ces expositions parisiennes viennent, elles, présenter une version de l’art dont la radicalité et le minimalisme sonnent comme une alternative esthétique opposée aux débauches et dérèglements antérieurs.
En opposant aujourd’hui un «encore moins» esthétique, mais aussi économique, au «toujours plus» d’hier, ces expositions font, dans l’art, directement écho la crise.

La plus radicale est évidemment l’exposition «Vides. Une rétrospective» du Centre Pompidou, qui se compose d’un ensemble de neuf salles rigoureusement vides d’objets, en référence explicite à la mythique exposition où Yves Klein avait, en avril 1958, laissé la galerie Iris Clert entièrement vide.
En réalité, le vide n’était que relatif. D’une part, comme tout vide, il était plein de ce que chacun pouvait, ou savait, le remplir. D’autre part, et surtout, ce vide de choses était un plein de processus. Après Marcel Duchamp, dont les ready-made avaient situé l’art plus près du choix que de la fabrication, plus proche de l’esprit que de la main, Yves Klein poursuivait la spiritualisation de l’art en le dématérialisant, en le détachant des choses.

Dans un jargon qui n’appartenait qu’à lui, Yves Klein intitulait son œuvre La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité stabilisée. Si mince qu’elle en devenait invisible pour des visiteurs habitués à accrocher leurs sensations esthétiques à des choses, cette œuvre consistait en une couche de peinture blanche passée sur les murs de la galerie afin de créer «une ambiance, un climat pictural sensible».

Les expositions vides conçues ultérieurement par d’autres artistes ont franchi un cran dans la vacuité en passant d’un ajout de matière «inframince», encore présent chez Yves Klein, à l’absence de toute intervention matérielle sur la galerie. Si bien que, longtemps supposée strictement fonctionnelle et transparente, la galerie est elle-même devenue le matériau de démarches réflexives sur de l’art, ses moyens et protocoles.

En 1970, Robert Barry et Robert Irwin font encore de la galerie vide un lieu de réflexion et d’échanges, tandis qu’en 2001 la vacuité de l’espace est, chez Maria Eichhorn (Money at the Kunsthalle Bern), liée à une approche des réalités historique et financière du musée.

L’exposition «Vides» du Centre Pompidou, qui est une exposition d’expositions, fait apparaître que les galeristes et les artistes n’ont jamais affaire à un espace vide qu’il suffirait de simplement remplir, mais à des espaces toujours traversés par une multitude de forces — matérielles, idéologiques, historiques, institutionnelles, économiques, et bien sûr esthétiques —, avec lesquelles il faut composer. Il s’agit moins de remplir d’objets un espace vide que de le vider, le désencombrer, le nettoyer des forces qui le traversent et le définissent.
Le cube blanc (White Cube) des galeries et musées n’est pas seulement un volume-réceptacle feutré qui accueille des œuvres-choses en les détachant du monde extérieur, c’est une forme qui convertit en esthétique des forces idéologiques, historiques, institutionnelles et économiques.

Au Palais de Tokyo, la rupture avec l’assignation du regard esthétique à des œuvres-choses ne se fait pas par le vide, mais par la recherche systématique de territoires esthétiquessitués au-delà du visuel.
L’actuelle exposition «Gakona»  (avec Micol Assaël, Laurent Grasso, Ceal Floyer et Roman Signer) se compose ainsi d’œuvres immatérielles, impalpables, presque invisibles, qui déjouent la contemplation en n’offrant (presque) rien à voir. Œuvres-événements plus qu’œuvres-choses qui provoquent des sensations souvent intenses en entraînant les spectateurs à la croisée du fait et de la rumeur, du réel et du fantasme, de la science et de l’imaginaire.

A la galerie Marian Goodman, Tino Sehgal propose pour sa part une œuvre (The Situation) où quatre femmes et deux hommes, assis au sol à la périphérie du cube blanc et nu de la galerie, conduisent des conversations avec les visiteurs sur des questions en prise forte avec l’histoire et les réalités du monde.
Sans image ni objet, l’œuvre qui n’est ni performance ni théâtre, ne sera ni filmée, ni enregistrée, ni photographiée. Sans aucun reste, ni aucune trace, pur événement rompant avec tous les protocoles habituels d’information et de promotion des galeries, l’œuvre n’en est pas moins à vendre.

Comme un prototype des Å“uvres du marché de l’art tel qu’il serait en train de nécessairement se refonder? Comme si l’art du futur devait être le détournement de situations ou rien…

André Rouillé

Lire :
— Mathieu Copeland  (dir.), Catalogue de l’exposition «Vides. Une rétrospective», Centre Pompidou, Kunsthalle Bern, Centre Pompidou-Metz, 2009, 480 p.
La dernière phrase ci-dessus est reprise de Simon Ford : «L’art du futur sera le détournement de situations ou rien» (catalogue, p. 464).
— Gakona, Palais/ Magazine 08, printemps 2009

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