ÉDITOS

Du lowcost dans le luxe

PAndré Rouillé

L’un des signes les plus sûrs de la profondeur des crises ou des bouleversements d’une société pourrait bien être la prolifération des oxymores, ces expressions faites de deux termes auparavant considérés comme inconciliables. Des verrous sont en train de sauter quand certains impossibles d’hier se dissolvent dans l’admissible et l’ordinaire, et deviennent dicibles et concevables.C’est en particulier le cas du «luxe accessible» depuis peu prôné par la joaillerie Mauboussin établie de longue date sur la prestigieuse Place Vendôme; ou, en art, le cas de l’«Affordable Art Fair», cette foire qui veut, à la hache d’un marketing agressif, «rendre l’art contemporain accessible à tous ceux qui pensent qu’il est réservé à une élite de connaisseurs

L’un des signes les plus sûrs de la profondeur des crises ou des bouleversements d’une société pourrait bien être la prolifération des oxymores, ces expressions faites de deux termes auparavant considérés comme inconciliables. Des verrous sont en train de sauter quand certains impossibles d’hier se dissolvent dans l’admissible et l’ordinaire, et deviennent dicibles et concevables.
C’est en particulier le cas du «luxe accessible» depuis peu prôné par la joaillerie Mauboussin établie de longue date sur la prestigieuse Place Vendôme; ou, en art, le cas de l’«Affordable Art Fair», cette foire qui veut, à la hache d’un marketing agressif, «rendre l’art contemporain accessible à tous ceux qui pensent qu’il est réservé à une élite de connaisseurs».

Alain Nemarq, le directeur général de Mauboussin, oriente la nouvelle politique de son illustre maison à partir de la conviction qu’aujourd’hui s’impose l’«urgence de redéfinir le luxe» (Le Monde, 9 févr. 2010). Non «pas par pure justice sociale», mais parce que les affaires, qui vont mal, conduisent à la nécessité d’élargir la clientèle.
Mais l’urgence économique va à l’encontre du principe social qui veut qu’«un produit de luxe doit être cher jusqu’à être inaccessible au plus grand nombre».
Le prix «démesuré» des objets de luxe n’est donc pas le prix de l’excellence, d’une qualité unique, ou d’un savoir-faire artisanal exceptionnel, il vise seulement à assurer l’inaccessibilité et l’exclusion sociale. Les objets de luxe, notamment les bijoux, mais l’art également, défient ainsi les lois ordinaires de la valeur marchande pour suivre les fluctuations arbitraires de la valeur symbolique, socialement distinctive.

«Redéfinir de luxe» vise donc à rompre délibérément sa logique sociale de caste, et à l’ouvrir à la logique économique des biens ordinaires.
«La modernité du luxe, c’est le partage», et non l’exclusion et la distinction sociales; c’est le juste prix, et non le hors de prix; c’est le plus grand nombre, et non l’élite; c’est l’«émergence d’une nouvelle conscience», et non l’attachement archaïque à des privilèges; c’est «le choix et la liberté», et non le culte désuet de la «rareté» et de la «pensée dominante du bon goût»: ainsi se définit le socle subjectif sur lequel peut se développer, dans le sanctuaire parisien du luxe qu’est la place Vendôme, cette oxymorique «joaillerie dite abordable» qu’Alain Nemarq appelle de ses vœux.

En pratique, cette joaillerie de crise fait basculer l’univers transcendant du luxe dans la triviale immanence des marchandises: en baissant les prix, en passant des créations uniques à des «gammes de produits créatifs», en faisant de la publicité dans le métro, et en affublant de son prix chacun des bijoux — jusqu’alors tellement hors de prix qu’ils étaient supposés de pas en avoir.

Une démarche de semblable inspiration se déroule dans le domaine de l’art contemporain avec «The Affordable Art Fair (The AAF)», qui s’est tenue à Paris du 27 au 30 mai 2010.
Elle aussi, l’AAF, veut rendre «accessibles à tous» les produits artistiques; elle aussi joue le grand public contre l’«élite des connaisseurs»; elle aussi a compris qu’il est urgent d’ouvrir le ghetto du marché actuel de l’art en s’adressant à des acheteurs aussi modestes culturellement que financièrement; elle aussi prétend lever les entraves que le prix oppose au souhait supposé du public de «se faire plaisir» en achetant des œuvres d’art.

Mais voilà, les nobles intentions de l’AAF, qui préfère parler de «concept», sont fortement teintées de populisme, et adossées à une très pesante logistique marketing dont l’évidence s’impose dans l’organisation de la manifestation comme dans le dossier de presse.

La cible est délimitée par ce principe nettement énoncé: l’«AAF exige que le prix des œuvres soit clairement affiché et inférieur à 7000 euros». En se définissant ainsi comme une véritable Foire à moins de 7000 euros, l’AAF substitue ostensiblement un critère de prix à une orientation esthétique, et pousse à sa limite la marchandisation des œuvres — fussent-elles proposées à des tarifs abordables.

Quant à la concurrence, il s’agit de convaincre, avec force tableaux comparatifs et éléments chiffrés dûment interprétés, que l’AAF est «l’acteur mondial le plus important du marché de l’art contemporain», bien devant la Fiac, Art Basel, Armory Show, Frieze, etc., et qu’évidemment on la «confondrait à tort avec les foires dites off» qui prolifèrent sur le marché.

Bien que se voulant l’envers et le contre-modèle des plus grandes foires internationales, l’AAF n’en est en fait que la caricature lowcost. La surenchère de marketing qu’elle déploie fait apparaître au grand jour que les unes et les autres foires sont avant tout et sans exception des entreprises commerciales ordinaires.

S’agissant de l’AAF, on y retrouve en effet les grosses ficelles et l’idéologie éprouvées à Ikea et dans les comparables entreprises lowcost: le plaisir d’abord, pour tous et sans entraves — ni celles du prix, ni celles de la méconnaissance.
Alors que la question du prix est résolue par une stricte et spectaculaire limitation, celle de la méconnaissance, qui risquerait de freiner l’achat, est comblée par une armada de services d’assistance «pour aider les visiteurs à ne pas se tromper dans leurs achats», et en particulier par… les «services gratuits d’un coach en art contemporain».

Plus que les œuvres (lowcost), c’est le visiteur, en tant qu’acheteur potentiel, qui est au centre de tous les égards, et qui bénéficie d’une série de programmes d’accompagnement: «Je me fais coacher»; «Je rencontre des collectionneurs» évidemment célèbres (pas tant que cela en fait); «Je me laisse guider par mes coups de cœur» car, statistique BVA à l’appui «l’art est plus une affaire de goût que de coût»; «Je cherche les nouvelles stars de l’art contemporain» qui se trouvent indubitablement parmi la sélection du programme «jeunes talents» de l’AAF. Enfin, «J’initie mes enfants à l’art» en les conduisant aux «ateliers créatifs et gratuits» — sans évidemment oublier le service de livraison et d’emballage, et autres restaurant, café, bar, etc.
Tout est fait pour mettre le visiteur en position d’achat, pour lui épargner l’alternative bloquante d’être «frustré de n’avoir pas pu acheter, ou ruiné par des prix trop élevés».

Le problème majeur pour l’AAF est cependant de légitimer symboliquement des œuvres lowcost rapportées à la valeur anesthétique et drastiquement limitée de leur prix.
Cette légitimation des œuvres ne passe paradoxalement pas par l’esthétique, qui est la grande absente des discours totalement marketing de l’AAF. Ni par les artistes qui ne disposent pas de la notoriété suffisante. Elle passe donc par la machine-AAF et sa solide logistique de communication qui peine toutefois à éviter les écueils du populisme et du ridicule.

Populisme de poser en principe qu’un «coach en art contemporain» peut pallier un déficit de connaissance en art, et d’ériger les «coups de cœur» en mode de jugement pertinent des œuvres.
Quant au ridicule, qu’il suffise de parcourir les aphorismes attribués aux six partenaires de la foire, et mis en exergue: «L’art n’a pas de prix» (BeauxArts magazine), «Exit l’élitisme, place à l’affordabilisme» (Technikart), «L’art pour tous et tous pour l’art» (20minutes), etc. Ou de consulter la «Sélection Fête des Mères» concoctée par le staff de l’AAF (manifestement sans l’aide d’un «coach»…).

Dans le vaste et foisonnant marché de l’art, la machine-AAF n’est que la version symétrique, mais nullement l’envers, de ces autres machines qui sont, elles, conçues pour vendre des œuvres aux prix les plus élevés, sans guère plus d’égard à leur qualité artistique.

Avec l’AAF, on est évidemment aux antipodes d’une large accessibilité à l’art, qui est moins une question d’achat que de culture et d’éducation. Elle passe par l’acquisition progressive et méthodique de savoirs, à l’exact opposé de toute délégation à de quelconques «coach». L’accessibilité à l’art et à la culture, qui devrait relever de l’action démocratique des pouvoirs publics, souffre de deux maux de l’époque: les restrictions budgétaires et l’attrait pour le spectaculaire…

André Rouillé.

Les citations sont extraites de
1. Alain Némarq, «La modernité du luxe, c’est le partage», Le Monde, 9 févr. 2010.
2. AAF, The Affordable Art Fair, Communiqué de presse, mai 2010.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS