ART | CRITIQUE

Double Eye Poke

PFrançois Salmeron
@26 Juin 2015

«Double Eye Poke» réunit quatre artistes américains majeurs, apparentés aux courants minimaliste ou conceptuel, dans un accrochage extrêmement sobre et raffiné. Au risque de basculer parfois dans une atmosphère un peu trop froide, silencieuse ou désincarnée, que certaines pièces de Bruce Nauman et de Lynda Benglis viennent toutefois animer.

«Double Eye Poke» réunit quatre artistes américains majeurs, apparentés aux courants minimaliste ou conceptuel, dans un accrochage extrêmement sobre et raffiné. Le titre de l’exposition renvoie quant à lui à une pièce de Bruce Nauman, où deux personnages de profil s’enfoncent un doigt dans l’œil, illustrant alors au pied de la lettre l’expression «better than a poke in the eye». A son tour, «Double Eye Poke» évoque la question du trouble de la vision, provoqué par certaines œuvres, dessins ou installations.

Nous commençons notre parcours par la galerie de la rue du Pont de Lodi, où un «wall drawing» du maître du genre, Sol LeWitt, nous accueille. Ce dessin exécuté au crayon noir représente un immense entrelacs de lignes. La particularité de l’œuvre réside dans son procédé de réalisation, où le réseau de lignes est en réalité tracé de manière continue. Un décalage existe donc entre la complexité des lignes enchevêtrées, et l’extrême simplicité de la notice de Sol LeWitt: un trait continu où la mine du crayon reste tout le temps au contact du mur, et où le trait ne fait finalement que s’effleurer, se toucher ou s’entrecroiser lui-même. L’extrême confusion que produit ce «wall drawing» trouve un écho dans la sculpture de Lynda Benglis, Figure 4, dont le bronze patiné de noir reproduit à grande échelle les entrelacs de Sol LeWitt.

Au sous-sol de la galerie, nous retrouvons un nouveau dessin mural exécuté au pastel. L’œuvre se déploie à partir d’un point central où des lignes et tirets de pastel convergent. Or, nous remarquons que ce réseau de lignes est redoublé d’écrits, écrits qui ne sont rien d’autre que les consignes laissées par Sol LeWitt pour donner forme à son œuvre. Ainsi, une interférence se crée entre ce qui relève de l’œuvre à proprement parler (le rendu final, l’œuvre achevée) et ce qui relève de sa préparation ou de son élaboration mentale (la notice, les indications laissées par l’artiste pour réaliser matériellement son œuvre). Par là, on retrouve bien les principes conceptuels propres à Sol LeWitt: ce qui prime, c’est l’élaboration intellectuelle de l’œuvre, et non pas sa matérialisation. Ici, la notice inscrite à même le mur de la galerie, accompagnant les tracés de pastel, semble même redoubler ce primat accordé à l’intellect: la notice n’est plus qu’un simple document nous renseignant sur l’œuvre, elle devient l’œuvre même.

Aux épures de Sol LeWitt répondent les incontournables néons de Dan Flavin, et plus particulièrement les six installations lumineuses dédicacées à Don Judd, ou son monument érigé en hommage à Vladimir Tatlin. Si ces tubes fluorescents aux couleurs flashy demeurent la véritable signature de l’artiste, les œuvres de Dan Flavin s’accompagnent de manière quasi systématique de dédicaces à des grands noms de l’histoire de l’art, de la littérature ou de la philosophie, auxquelles viennent s’ajouter les jeux de mots percutants de Bruce Nauman. Par exemple, l’installation None Sing Neon Sign vient à la fois adresser un clin d’œil au précédé artistique fétiche de Dan Flavin (le néon), et montrer le sens de la formule et de la contrepèterie de Bruce Nauman. De plus, le titre de l’œuvre souligne encore l’atmosphère extrêmement épurée et silencieuse qui caractérise l’exposition.

D’ailleurs, les sculptures de Lynda Benglis viennent donner un peu de chair, de consistance et de chaleur à un accrochage extrêmement sobre, comme nous le soulignions, au risque de devenir parfois complètement froid ou désincarné. Ces sculptures évoquent ainsi des gestes amples, veloutés, donnant un aspect particulièrement malléable à la céramique. A son tour, Bruce Nauman donne un peu de chair et de vie à l’ensemble avec ses études de lèvres tantôt charnues, tantôt étirées, ou ses lithographies reproduisant en deux volets (l’un noir, l’autre blanc) les dix doigts de nos mains.

Ses formidables photographies offrent à leur tour d’étranges focus sur des parties du corps et du visage où la peau est distendue, étirée, malaxée, déformée, par opposition aux découpages géométriques extrêmement stricts de Dan Flavin dans Untitled (in Honor of Harold Joachim), et de Sol LeWitt qui, dans Four Basic Kinds of Straight Line, semble réduire le champ de l’art à une combinatoire mathématique de lignes horizontales, verticales, et de diagonales. Au final, l’humain semble définitivement se perdre et se transformer en un automate lobotomisé, à l’instar de la vidéo de Bruce Nauman, Dance or Exercice in the Perimeter of a Square, où le corps humain s’inscrit dans une figure géométrique simple (un carré en l’occurrence), et exécute machinalement le même mouvement en suivant la cadence immuable d’un métronome monotone.

Oeuvres
— Bruce Nauman, Raw War, 1970. Red neon, suspension frame. 16,5 x 43,5 x 3,8 cm.
— Bruce Nauman, Neck Pull (from the series Infrared Outtakes), 1968-2006. Impression jet d’encre. 48,3 x 71,1 cm.
— Dan Flavin, untitled (in Honor of Harold Joachim) 2, 1977. Tubes fluorescents: rose, jaune, bleu et vert. 122 x 122 cm.
— Lynda Benglis, Quahatika, 2013. Céramique émaillée. 58.4 x 35.6 x 22.9 cm.
— Sol LeWitt, Wall Drawing 768 (détail). Gray, yellow, red and blue not straight vertical brushstrokes, not touching. Lavis d’encre de Chine et d’encre colorée. Dimensions variables.

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