ART | CRITIQUE

Dionysiac

PMuriel Denet
@12 Mar 2005

Le programme annoncé « d’explosion et d’enthousiasme » dionysiaques a tourné au cauchemar. Les œuvres conjuguent dérision désespérée et cynisme tapageur, comme pour conjurer l’horreur vraie du monde, l’effondrement de la raison (apollinienne), des certitudes et des utopies.

La coupe est pleine. Tel est l’effet que produit la concentration en une même exposition d’œuvres produites, la plupart spécialement pour l’occasion, sous l’égide de Dionysos. De salle en salle, se déploie une lourde palette des modalités plastiques de l’excès, jusqu’à la nausée. Les artistes invités à cette orgie sont de ceux qui ont pris acte de la capacité sans précédent du marché, qui désormais régit le monde — et l’art — sans entrave aucune, de digérer et recycler toute manifestation humaine, jusqu’aux plus subversives, surtout les plus subversives. Plutôt que d’opposer une vaine résistance, chacun se livre à une véritable surenchère, en recyclant, à son tour, images et déchets, les produits phare de ce monde glouton.

Dans les branchages du nid géant concocté par Martin Kersels se sont pris tous les détritus imaginables d’une décharge publique. Mais il danse, tourne sur lui-même imperturbablement, en lançant des éclats de lumière au plafond telle une boule miroitante de discothèque. La fête de l’art continue.

Hommage et pied de nez aux avant-gardes du XXe siècle, les grands ours monochromes de Richard Jackson pissent, chacun sa couleur, dans des urinoirs fort duchampiens. Mais les pompes sont inertes, le dispositif débranché, inopérant.
L’art n’a peut-être plus à produire de nouvelles images, mais bien plutôt à tenter de mettre de l’ordre dans leur flux informe. Une juxtaposition de tableaux de Keith Tyson s’y essaie, par cadrages et décadrages successifs des choses ordinaires du quotidien. Mais cela dégénère en une constellation interstellaire, imaginant le cosmos en poubelle planétaire. En face, All from One Zigugurat , une installation blanche sur velours noir, propose une généalogie de ce devenir-rebut du monde. On y voit une sphère immaculée, d’avant le big-bang du gaspillage généralisé, engendrer des formes qui se répandent en se complexifiant, jusqu’aux objets fantômes du quotidien : clavier d’ordinateur, truelle, candélabre, etc., dont il ne reste que l’enveloppe hors d’usage.

En noir et blanc encore, la provocation de Kendell Geers est plus brutale, et sans suite. Sur les murs d’une chapelle vouée à la Vierge Marie, les fresques exhibent des femmes lascives, cuisses ouvertes, tout droit sorties de revues pornographiques.
À côté, c’est dans la pénombre que Fabrice Hyber, enfant sage dans cette tourmente de débauches, bégaie, dans de petites vidéos en boucle, le B.A.BA de l’animation : variations colorées, envol de mouette en flip-flap, pitreries de l’artiste, ou va-et-vient copulatoire (pudiquement masqué). Le tout sous le regard d’un nounours, héros d’un tableau patchwork saturé de dégoulinures colorées.

C’est aussi avec une peluche que Gelitin accueille le visiteur d’une exposition qui laisse libre cours aux régressions infantiles, elle lui tire une langue rose bonbon surdimensionnée. L’ambiance est foraine et grotesque. Les artistes de rue, saltimbanques et autres pieds nickelés, s’égaillent dans des tableaux tout aussi immenses, faits de bric et de broc (photos, peinture, pâte à modeler et autres matériaux), dans des compositions chaotiques dadaïstes, des contorsions naïves, des couleurs de mauvais goût et une profusion baroque. Guernica est plus sombre, tout en pâte à modeler. La violence des dislocations de la toile historique s’est muée en un grouillement de vermine, métaphore de l’état de guerre rampante qui ronge le monde. Couleur merde.

Merde, ou savon, la salle de McCarthy et Jason Rhoades est un foutoir total sur moquette rouge. Y sont entreposées des bites en savon. Une réplique clean d’une production trash pour la Documenta XI, dont le matériau était les excréments des visiteurs. Des vidéos en face à face présentent les deux chaînes de production, dont la similitude des processus est plutôt troublante.
Les statues sur socle de marbre de Jonathan Meese sont aussi couleur merde, ou bronze, on ne sait plus. La débauche est ici guerrière, sous couvert de mythologie, les dieux, gueules cassées, demeurent assoiffés de sang. Mais l’horreur absolue, ou le sordide le plus glauque, peuvent être atteints sans tant de grandiloquence.
John Bock en fait la démonstration magistrale par excès d’absurde, agencé par quelques effets cinématographiques efficaces : dévider un tube de dentifrice dans l’oreille de sa victime se révèle une torture d’une insupportable cruauté. Mais que l’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un film d’amour (avec le baiser convenu du happy end), certes mixé avec du gore, du fantastique, et de la comédie musicale. Le décor en est ce béton brut des constructions en ruine avant d’être achevées qui mitent nos métropoles et nos écrans.
On le voit, les œuvres conjuguent dérision désespérée et cynisme tapageur, comme pour conjurer l’horreur vraie du monde ; impuissantes d’effroi, devant l’effondrement de la raison (apollinienne), des certitudes et des utopies.

Plus directement politiques, Malachi Farell et Thomas Hirschhorn ne sont pas plus optimistes. Le premier met en scène à grands renforts d’effets spéciaux et de mécaniques sophistiquées, la danse esclave des machines à coudre et des chaises d’un atelier clandestin. Quant à l’installation du second, comme toujours saturée de carton, de scotch, de papier aluminium, de documents par milliers (photos, photocopies, livres), elle propose un chemin de croix en boucle, autour d’un gros gâteau de carton-pâte. Les douze stations sont chacune dédiées à l’une des utopies du XXe siècle, dont l’éclectisme dit la complexité du monde et son inconciliable désordre. Pêle-mêle : Nietzsche, l’Amérique (son basket et ses armes), le tourisme (Venise), l’art moderniste (Van der Rohe et Malevitch), l’art dégénéré, les utopies révolutionnaires (maoïste ou spartakiste), ou consuméristes (les montres Rollex et la mode). En face, les parts du gâteau ne sont que guerres, tortures, génocides, ou recettes de pâtisserie. Partout des seaux en plastique invitent au grand ménage. Mais on l’aura compris, ils sont aussi dérisoires que possible face au fiasco de l’art et du monde. Le programme annoncé « d’explosion et d’enthousiasme » dionysiaques a bien sûr tourné au cauchemar.

John Bock, Salon de béton (Betonstube), 2005. Film avec la participation d’Anne Brochetet, Andreas Schlaegel ; vidéo PAL/ DVD, caméra : David Schultz, montage : Marc Aschenbrenner, production du Centre Pompidou.

Christoph Büchel, Minus, 2002. Installation réactivée en 2005 avec les groupes Los Chicros et I love UFO, chambre froide, matériel pour concert, lumières. 280 x 540 x 400 cm.

Maurizio Cattelan Punki, 2005. Saltimbanque Action au Mnam produite par le Centre Pompidou.

Malachi Farrell, O’black (atelier clandestin), 2004-2005. Installation sonore produite par le Centre Pompidou en collaboration avec l’Association In Extenso. Dimensions variables.

Gelitin :
— Sophia, 2005. Pâte à modeler, collage de photos monté sur plaque de médium. 290 x 270 x 24 cm.
— Montmartre, 2004. Pâte à modeler, collage de photos monté sur plaque de medium. 280 x 207 x 3 cm.
— Guernica, 2004. Pâte à modeler, collage de photos monté sur plaque de médium. 207 x 250 x 13 cm.
— Cockjuice Joe, 2004. Sculpture Peluche, tissu, échafaudage, ampoule. 450 x 280 x 280 cm.

Kendell Geers :
— Cocktail, 2005. Performance avec verres en cristal, champagne, production Centre Pompidou. Verre : 26 cm.
— La Sainte-Vierge, 2005. Installation avec encre de Chine, débris de verre et préservatifs produite par le Centre Pompidou. Dimension globale 50 m2.

Thomas Hirschhorn, Jumbo Spoons and Big Cake, 2000. Oeuvre créée en 2000 à The Art Institute of Chicago avec bois, carton, feuille d’aluminium, papier doré, feuille plastique transparente, peinture en spray, néons, ruban adhésif, sacs poubelles, chaînes métalliques, tables pliantes, seaux, outils, cuillères et louches, miroirs, lampes de bureaux, magazines, livres, stylo feutre, quatre vidéos intégrées. Dimension globale 120 m2.

Fabrice Hyber :
— 2, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 3, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 4, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 5, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 6, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 7, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 8, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 9, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 10, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 11, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.
— 12, 2004. Vidéo en boucle sur DVD.

Richard Jackson, Pump Pee Doo, 2005. Installation de 8 ours en fibre de verre moulé, peinture, produite par le Centre Pompidou. Haut. : 210 cm sans socle.

Martin Kersels, Dionysian Stage, 2005. Sculpture monumentale avec bois, meubles, moteurs, matériaux de récupération produite par le Centre Pompidou. Env. 300 x 400 cm.

Jason Rhoades avec Paul Mccarthy, Sheep Plug, 2005. Installation avec 200 savons, quatre bidons en plastique remplis d’excréments, huile pour bébé, couvercle en acier, 2 vidéos sur DVD produit par le Centre Pompidou.

Jonathan Meese :
— Sans titre, 2005. 5 panneaux, Huile sur toile. 370 x 1000 cm (chaque).
— Mother, 2004. Bronze. 27 x 21 x 21 cm.
— Son, 2004. Bronze. 43 x 28 x 28 cm.
— Soldier of Fortune « Jean » (Honey), 2003. Bronze. 34 x 33 x 24 cm.
— Soldier of Fortune « Herman » (Lonley), 2003. Bronze. 34 x 31 x 31 cm.
— Widder, 2003. Bronze. 38 x 28 x 32 cm.
— Das bildnis des dr. Fu manchu, 2004. Bronze. 115 x 60 x 60 cm.

Keith Tyson :
— Primordial Soup And Dilutions, 2005. 15 panneaux, acrylique sur panneau d’aluminium. 300 X 1007 cm.
— All Fromone Zigugurat, 2005. Techniques mixtes. Dimensions variables.

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