ÉDITOS

Différences et exception

PAndré Rouillé

L’art contemporain est, ou devrait être, du côté de la différence. La différence incarnée, sans limites. Comme l’écrivain, dont Deleuze disait qu’il «invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte», l’artiste fait advenir des formes inédites, de nouvelles possibilités de formes et d’œuvres. Il entraîne l’art hors de ses sillons, il le fait dériver: «délirer». Et nous avec.

L’art contemporain est, ou devrait être, du côté de la différence. La différence incarnée, sans limites. Comme l’écrivain, dont Deleuze disait qu’il «invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte», l’artiste fait advenir des formes inédites, de nouvelles possibilités de formes et d’œuvres. Il entraîne l’art hors de ses sillons, il le fait dériver: «délirer». Et nous avec.

C’est, semble-t-il, fondamentalement parce que l’art contemporain est avant tout un processus d’invention de formes radicalement autres — et en cela formes mêmes de l’autre —, qu’il suscite le rejet, le mépris, ou tout simplement l’indifférence. Dans une société qui produit et reproduit à satiété du même, qui fait du clonage son idéal de pensée, de comportement et de vie, l’art contemporain manifeste la possibilité même d’une différence et d’une singularité assumées.

D’où l’indifférence généralisée des grands médias ; d’où le peu d’empressement de beaucoup de décideurs à soutenir l’art contemporain au nom d’un bien rassurant pragmatisme (il y a tellement d’autres priorités !) ; d’où les attaques ravageuses de certains intellectuels conformistes — aussi mal inspirés que naguère les adversaires bien pensants des Impressionnistes ; d’où une large méconnaissance de l’art contemporain parmi de nombreuses élites ; d’où les censures qui frappent régulièrement œuvres et expositions ; d’où l’agressivité populiste dirigée contre le travail artistique et les œuvres (« J’en fais autant… ») ; d’où la situation de précarité de la plupart des artistes, précarité matérielle autant que déficit de reconnaissance et de considération.

En fait, les artistes contemporains (ou la plupart d’entre eux) sont des squatteurs. Des squatteurs de l’art et de la culture établis. S’ils sont bien sûr assez peu nombreux à squatter des locaux, tous les artistes qui inventent squattent, transgressent, fendent, tordent et font déborder les normes sensibles, esthétiques et culturelles, les façons de voir et de faire voir. Ils ouvrent des possibles, au risque d’être incompris comme des étrangers dans leur propre culture, dans leur art. Car inventer, en art comme ailleurs, revient à ne plus jouer le jeu, à proposer de jouer autrement, à redéfinir les règles du jeu. Ce qui, par parenthèse, est assez différent de la figure mythique et héroï;que de l’artiste qui résiste.

En ces temps de chasse à la différence, à l’étranger, à l’incorrect, au déviant au nom de la « sécurité intérieure », rien d’étonnant, donc, qu’un projet de loi ne craigne pas d’associer dans le même opprobre les prostituées, les mendiants et les artistes squatteurs ; rien d’étonnant que se multiplient les expulsions : en violation des efforts de dialogues engagés par les artistes, en violation de la loi (dans le cas du Théâtre de Fortune), en violation de la trêve hivernale, en violation du respect élémentaire des populations.

En ces temps où l’on se gausse, sur la scène internationale, d’«exception culturelle» française, la différence n’a sans doute jamais été autant compromise. Parce que les pôles d’altérité culturelle, et en premier lieu l’art contemporain, sont de plus en plus menacés par la force, l’indifférence, l’aveuglement. Or, pour ne pas rester une formule vide, l’«exception culturelle» ne s’affirmera qu’à la conjonction d’un vaste processus d’affirmation, de reconnaissance et d’encouragement des différences, aussi ténues soient-elles. Car c’est de la multitude foisonnante des petites différences que se nourrit la vraie exception culturelle.

André Rouillé.

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Ugo Rondinone, Lessness, 2003. Installation : bois, plexiglas, haut-parleurs, système audio. 280 x 400 x 40 cm. Photo : paris-art.com. Courtesy Galerie Almine Rech

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