ÉDITOS

Deux régimes de visages

PAndré Rouillé

Il y a une actualité du visage. Avec la première greffe (partielle) d’un visage récemment pratiquée à Lyon sur une femme salement dévisagée par un molosse. Avec ces visages des banlieues que les médias ont transformé en épouvantails pour littéralement nous les jeter au visage et faire peur. Avec, à l’inverse, cette exposition scintillant de mille feux dans laquelle Isabelle Huppert décline devant une pléiade de photographes célèbres son immense talent d’artiste autant que les facettes de son charme. Avec, à une autre extrémité, les milliers de visages invisibles de ces sans visages qui viennent chaque jour grossir les rangs des sans travail, sans logis, ni identité. Avec, également, et jusqu’à saturation, l’omniprésence dans les médias de tel ministre qui ponctue ses injonctions verbales de scansions de la nuque et de l’index…

C’est à l’occasion de l’exposition de photographies «Isabelle Huppert, la femme aux portraits» (Couvent des Cordeliers), et de la rétrospective de 48 longs métrages sur les 76 qu’elle a tournés depuis ses débuts en 1972 (Cinémathèque française), que le visage à la fois familier et toujours inattendu d’Isabelle Huppert a fleuri sur les murs de Paris.
On loue son talent, l’amplitude de son registre, sa capacité à n’être jamais la même, les multiples visages qu’elle parvient à incarner. Sans oublier sa chevelure, sa silhouette, sa mâchoire… Bref, Isabelle Huppert est une star.

Les stars ont appris à gérer internationalement leur image (la double actualité parisienne d’Isabelle Huppert fait suite à une actualité new-yorkaise), à agir sur elle, mais au risque d’être elles-mêmes transformées en images.
Star parmi les stars, Isabelle Huppert est une pure image. Une image surexposée. Comme toutes les grandes stars, elle n’est plus vraiment un sujet, un être humain, mais un objet, un produit de consommation. Son «aura» ne repose pas, comme celle des divinités traditionnelles, sur la rareté de ses apparitions, sur la sous-exposition; non, son aura repose sur la surexposition, sur l’infinie multiplicité: c’est une «aura» médiatique.

Le mot même de «star», c’est-à-dire d’étoile, signifie que les stars sont des êtres de lumière. Mais à la différence des étoiles du cosmos, elles ne scintillent pas sans être préalablement éclairées. Ce sont des surfaces réfléchissantes.
Mais quelle est cette lumière, qui les fait briller de mille feux jusqu’à parfois les brûler, qui leur confère une visibilité éblouissante? Cette lumière aussi intense qu’instable est produite et diffusée par une machine sociale, la machine-people : la photographie, les magazines, la télévision, le théâtre, le cinéma, etc., tous médias réunis.
A la fois machine optique et machine à éclairer, la machine-people est une machine à produire des visibilités scintillantes, à starifier tout ce qu’elle touche. Chaque star sera d’autant plus brillante qu’elle saura mieux capter, moduler et réfléchir cette lumière qui lui donne vie.

Les visages surexposés des stars, et leur brillance sociale, plongent dans l’ombre leurs envers-négatifs : les visages sous-exposés de la multitude des dépossédés de la société contemporaine — les sans travail, sans logis, sans rôle social, sans voix, qui sont aussi sans visages.
Autant les stars s’exposent en pleine lumière, autant les dépossédés sont rejetés dans l’ombre, soustraits aux regards, enfermés dans l’exclusion. Les différences sociales sont aussi des différences de brillance et d’éclairage des visages. Elles s’expriment par des différences de régimes de visages.

Pour tenter d’enrailler cette mécanique infernale d’exclusion-invisibilité, des artistes et des photographes comme Marc Pataut, ou Olivier Pasquiers, membre du collectif Le Bar floréal, ou encore Alexis Cordesse et Zoé Varier, associent leur démarche esthétique à la mission sociale et politique de rendre visibles certains de ceux que l’exclusion a plongés dans l’invisibilité.
Accéder à la réalité vécue par les exclus, surmonter la honte qui les accable souvent, réduire le fossé qui les sépare du monde, bref, vaincre l’invisibilité qui les frappe, exige une démarche d’ensemble de contacts et d’échanges, c’est-à-dire du temps, des semaines et des mois, et une extrême disponibilité à l’Autre. Cela oblige aussi à inventer des procédures esthétiques à chaque fois spécifiques.

Olivier Pasquiers s’est ainsi rendu régulièrement à La Moquette, un lieu parisien d’accueil et de rencontre pour les «sans domicile fixe», un lieu où parler est une manière de tromper la solitude et de rester en contact avec la vie sociale. Un lieu pour résister, pour ne pas succomber à la précarité.
Du lieu et des activités de La Moquette, les photographies de Pasquiers ne montrent rien; elles ne constituent ni un témoignage ni un plaidoyer, qui ne feraient qu’enfermer plus encore chacun dans son exclusion. Ce sont des portraits en très gros plan traités en référence à l’esthétique valorisante des portraits en noir et blanc des acteurs du cinéma hollywoodien de l’après guerre.
Chaque portrait superbement éclairé et cadré est associé à un texte rédigé, souvent laborieusement, par chacun des modèles. L’ensemble a donné lieu à la publication d’un ouvrage de grand format, soigneusement imprimé, dans lequel chaque portrait est reproduit en pleine page en face du texte.

Renvoyer aux modèles une image flatteuse d’eux-mêmes, et leur rendre un visage délivré de ses stigmates les plus saillants, cela les a fait symboliquement sortir du ghetto de l’exclusion. Au cours de leur patient dialogue photographique, Olivier Pasquiers et ses modèles n’ont nullement cherché à rendre une quelconque réalité, vérité, ou identité (l’idéal dérisoire des portraitistes et des reporters). Ils ont fabulé ensemble.
Sans cesser d’être des exclus, les modèles ont accepté de se prêter au jeu qui les transformait en personnages importants: dignes d’être photographiés, exposés, publiés avec tous les égards esthétiques habituellement réservés au monde enchanté des stars dont ils sont précisément rejetés.
Tout en restant pleinement réels, ils sont devenus autres. Au sein de leur exclusion, ils ont joué à en sortir, et peut-être à retrouver ainsi quelque confiance, et un peu de goût à vivre.

André Rouillé.

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Tatiana Cruz, Sans titre, 2004. Vidéo. 5’. © Tatiana Cruz.

Une exposition des photographies d’Alexis Cordesse (accompagnées de paroles patiemment recueillies par Zoé Varier), intitulée «Du beau travail», est prévue au Théâtre de l’Agora, à Evry, du 1er mars au 16 avril prochains. Elle est consacrée à la violence sociale et aux dégâts humains subis par les «P’tits Lu» après la fermeture de leur usine sacrifiée sur l’autel de la rentabilité sans limite.

Après la récente exposition de la Maison européenne de la photographie, voir, jusqu’au 4 février, l’exposition «Intimes et partages» (Bar floréal. 43, rue des Couronnes. 75020 Paris).

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