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Des mondes qui passent

29 Jan - 21 Mar 2015
Vernissage le 29 Jan 2015

Depuis plusieurs années les thèmes récurrents du travail de Claire Chevrier sont liés à la mémoire, à la responsabilité, au pouvoir… Le corps et l’espace, les lieux et les traces en sont les motifs. Ses images interrogent le monde avec, en filigrane, la représentation d’une violence latente contenue dans une multitude de réalités singulières.

Claire Chevrier
Des mondes qui passent

Ce qui caractérise d’emblée le travail photographique de Claire Chevrier c’est cette rigueur de composition, qui la range d’emblée dans l’esprit du «tableau», que Jeff Wall avait initié en son temps, de celui qui nécessite le tirage grand format, afin que l’on puisse s’immerger dans une vision plus contemplative qu’épidermique.
La description des lieux urbains est son sujet, elle cherche à l’élever au rang d’art: «Là tout n’est qu’ordre, calme et volupté» et qu’importe si les territoires abordés ne rentrent pas dans les critères de beauté habituelle. Elle s’en saisit scrupuleusement leur octroyant le statut de paysages, même s’ils relèvent quelquefois de la banalité industrielle dans l’inconscient collectif. A la suite d’ Antonioni dans son «Désert rouge», est ici redoré le blason des espaces utilitaires, où Claire Chevrier pose son regard, là où souvent on le détourne.

Ainsi l’approche documentaire si prégnante dans son œuvre, ne fait pas écran à la plénitude visuelle ressentie, devant ses constats de nos sociétés actuelles, elle est au contraire enrichie d’une lecture seconde, qui entraîne une réflexion sociologique et architecturale sur cet état des lieux. Ses cadrages sont toujours simples et précis, volontairement descriptifs, et ses perspectives rétablies de sorte que le regard reçoive une impression immédiate d’unité, sensation presque chirurgicale, qui permet ensuite de se pencher sur l’observation des détails, constitutifs de l’image.
Bien qu’elle découpe des tranches de réalité choisie, il ne semble pas y avoir de «hors champ» dans ses photographies, chacune d’elle se présentant comme unique, autosuffisante dans ce qu’elles décrivent, et n’envisageant ni un hors champ, ni un autour», même si elles s’inscrivent dans une thématique sérielle abordée sous l’angle des espaces territoriaux.

Qu’il s’agisse de Rome, d’Alger ou de Charleroi, c’est la résidence qui commande à cet ensemble iconographique. Et la résidence n’est pas uniquement affaire de commande, mais d’esprit: celui du voyageur, de l’artiste de la Renaissance à nos jours, qui y fonde sa démarche créatrice, curieux du monde.
Claire Chevrier réside dans les villes, et s’y promène, ordonne ses visions et nous réfléchit ses «espaces de représentation», comme elle aime à le souligner; et ceci sans utiliser de dispositifs ou de protocoles rigides en amont. Son point de vue: l’endroit d’où elle regarde, paraît toujours naturel, porté au gré des promenades, bien qu’il relève d’un cheminement réfléchi: «là est l’ordre»…

Tout est dans le champ du tableau urbain, qu’elle divise en vues d’intérieur et vues d’extérieur. Tout est emprisonné dans la fenêtre de l’objectif, qui synthétise sa pensée visuelle. Car il s’agit bien évidemment de penser l’image de nos environnements quotidiens, de leur apporter un éclairage nouveau, même si la spontanéité et la poésie n’en sont pas absentes. Mais surtout de ne pas laisser le sentiment esthétique court-circuiter son appréhension. Si l’esthétisation en ressort malgré tout, c’est à cause de cette impression générale consécutive à ces descriptions familières, et non du fait d’un filtre reconnaissable, avec ses codes visuels conventionnels: tonalité de couleur, effet de flouté, ou cadrages alambiqués et textures, «là est la vraie volupté»….
Les lumières sont neutres, comme pour ne pas déranger les objets référentiels et référencés, les premiers plans restent la plupart du temps ouverts, avec de grands aplats vides et grisâtres qui évoquent ces esplanades, sur lesquelles on contemple le lointain, face à l’horizon quand ils ne sont ici cernés par le bâti, «là est le calme»…

Le regard pénètre le cadre, naturellement du sol vers le ciel, déroulant cette idée force «d’entrée dans l’image», comme si l’œil pénétrait dans le champ et qu’on s’attendait à y voir apparaître le spectateur, ce passeur. Ces grandes étendues du premier plan qui calment l’esprit, le font respirer, avant d’avancer dans la profondeur, cette illusion de transparence, qui donne ce sentiment permanent de l’omniprésence du réel.
Cette absence de «hors champ» dans les œuvres de Claire Chevrier apporte encore cette perception diffuse de complétude et de finitude, qui l’a certainement obligée à mettre en scène le contenu de ses tableaux, du moins à les disposer selon son goût. C’est en cela que le travail de Claire Chevrier rejoint la modernité: elle «performe» ses photographies, les théâtralise au sens où l’entend l’historien Michel Poivert.
Souvent les personnages saisis dans les exercices familiers de leur travail journalier paraissent avoir été dirigés, comme des acteurs d’une scène re-présentée. On est bien au cœur de la représentation: présenter une seconde fois ce qui devait disparaître dans l’instant, rejouer la présence saisie par le hasard de la prise de vues: face à «l’Ici et maintenant», où l’artiste y trônait avec son appareil, bien conscient que les «mondes passent» et qu’il ne pouvait être que ce témoin qui fixe ce qu’il voit.

Charleroi, Rome, Alger, revus dans cette exposition où aucun concept symbolique ne relie les trois villes, se rencontrent à la croisée des résidences photographiques, où Claire Chevrier nous pose là, comme si elle nous abandonnait où elle est passée.
Avec Rome, éternelle et invisible à force d’être bue des yeux, Claire Chevrier revisite les images des restes mythologiques de Cinecittà, l’église de San Giovanni ou la Villa Médicis pétrifiés de l’histoire, qu’elle engrange avec délicatesse, nous délivrant des inserts dépouillés de leurs ornements traditionnels, d’un monde en transformation.
A Charleroi ville industrielle, elle évite le romantisme des errances de Rimbaud et Verlaine, pour nous plonger scalpel en main, à la manière du vieux Cézanne et de ses volumes sur l’Estaque, dans le tissu contemporain et quasiment charnel de la ville, où l’horizon se borne aux avenues de béton, aux grands ensembles sur fond de ciel terne, qui ravivent tout ce monde du travail, pourtant vide de présence humaine.

Gilles Verneret

Vernissage
Jeudi 29 janvier 2015 à 18h30

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