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De l’art en situations d’urgence

PAndré Rouillé

Le tsunami a fortement frappé les esprits du monde entier parce que dans sa violence meurtrière résonnait d’autres violences, aussi soudaines et aussi ravageuses, qui nous habitent: le 11 septembre, les attentats, et bien sûr la précarité sociale et économique. Le tsunami a été immédiatement ressenti comme une sorte d’allégorie de la violence et des risques du monde d’aujourd’hui,

et les victimes vues comme l’expression du sort qui nous menace tous.

Face aux milliers de morts en Asie, face aux victimes des attentats, et face à tous les laissés pour compte des nouvelles règles de l’économie mondiale, face, donc, à tous ceux qui, du jour au lendemain, n’ont plus accès à l’essentiel, l’art paraît bien superflu. C’est du moins ainsi que l’envisagent toujours les victimes et souvent les pouvoirs publics. Tant il est vrai que, directement, immédiatement, dans l’urgence, l’art ne peut évidemment rien, ou presque.

Cette idée de la piètre utilité de l’art face aux grands défis de la vie est encore renforcée par l’orientation hautement compassionnelle de l’époque dont les médias offrent en continu un spectacle mélodramatique dans lequel des victimes (nécessairement innocentes) succombent aux pires catastrophes et atrocités, aux destins les plus sombres, et aux monstres les plus inouï;s.
Moralité : nous sommes tous des victimes en puissance. La victime que je vois là sur mon écran de télévision, ce pourra être bientôt moi. Et ma compassion pour elle, c’est aussi à moi que, préventivement, je l’adresse.

Même si la compassion n’est jamais totalement désintéressée (ni économiquement, ni symboliquement, ni psychologiquement), elle obéit à ce louable sursaut d’humanité qui conduit à plaindre et partager les maux d’autrui. Mais la compassion jette sur les phénomènes un regard brouillé par le présent de la douleur et de la souffrance, et circonscrit aux contours de l’espace souvent limité du drame (le tsunami faisant exception).

Hégémonie du présent et atomisation du réel en une juxtaposition de points intenses de souffrance: les sociétés qui vont au tempo de ce début de millénaire sont à tous égards — dans le travail, les loisirs, l’intimité ou la politique — des sociétés de l’immédiateté, de l’urgence, de l’état d’urgence permanents, renforcés encore par l’essor des technologies, de la photographie (instantanée) au téléphone, de la télévision en direct aux réseaux numériques.
Or, l’omniprésence et la densité du présent équivalent à une tyrannie de l’oubli, des effets sans causes, des paroles sans suites, des actions sans perspectives, etc. Bref, c’est l’état des sociétés d’aujourd’hui dans lesquelles le profit s’est substitué au sens…

«Nous manquons de résistance au présent», notait justement Gilles Deleuze. Mais il est d’autant plus difficile de lui résister, au présent, que les médias le rendent insistant, et de façon plus forte encore dans les situations de crises où les drames et les souffrances lui confèrent une densité souvent insoutenable.

Face aux avalanches d’images, de paroles et d’émissions qui poursuivent la chimère de coller au présent le plus trivial (la téléréalité), le plus sordide (les faits divers) ou le plus dramatique (les attentats, les catastrophes), l’art se situe dans un nécessaire écart spatial et temporel.
Alors que la communication et les médias croient transmettre la réalité fidèlement et sans reste, les œuvres les plus sensibles au cours du monde évoluent, elles, toujours dans d’autres univers et d’autres temporalités, selon d’autres rythmes et d’autres flux. Elles s’inscrivent dans un espace théorique et sensible où «le peu de réalité de la réalité» (Jean-François Lyotard) est un fait d’expérience.

A l’inverse des images de la communication, les œuvres résonnent avec le monde. Résonner, ce n’est ni refléter, ni représenter. Ni réagir. Encore moins agir sur le monde ou prendre position par rapport à lui. Les résonances sont des effets toujours déformés et décalés — assourdis ou amplifiés, asynchrones — des phénomènes.
Les œuvres qui résonnent aux intensités du monde, n’obéissent à aucun critère d’efficacité pratique ou d’utilité sociale directe. L’art n’est pas un instrument dont on se sert.

Au mieux, l’art peut-il troubler, inspirer «des manières de faire des mondes» (Nelson Goodman). Mais l’art ne fait pas des mondes en se soumettant à des objectifs imposés, ou à des obligations de résultat, comme le voudraient les prophètes de la rentabilité.
C’est indirectement, au fil du processus artistique, dans les plis des formes et des matières, que les œuvres procèdent à de micro-ébranlements qui entrouvrent des possibles, tissent des réseaux de sens, élargissent les horizons de pensée, suscitent des sensations inconnues.
Mais, à l’opposé de l’urgence qui agite la surface des choses, dans la longue durée des devenirs en profondeur du monde et de la vie.

André Rouillé.

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Vincent Ganivet, Igloo, 2003. 150 parpaings, 300 cales. 300 x 150 cm. Courtesy galerie Corentin Hamel.

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