ÉDITOS

De la passion dans l’art

PAndré Rouillé

Célèbre cinéaste devenu collectionneur d’art contemporain, Claude Berri est un homme d’émotion et de lumière. C’est du moins ainsi qu’il transparaît dans l’entretien qu’il a récemment accordé au magazine Beaux-Arts. De façon sobre et sensible, il nous fait mieux comprendre à partir de son expérience ce que peut être une passion dans, et avec, l’art.
L’art ne faisait pas partie de son univers familial. Claude Berri ne le découvre vraiment qu’à dix-sept ans en se rendant, à la faveur d’un concours de circonstances, à l’exposition Van Gogh présentée en 1954 à l’Orangerie. . Cette découverte presque fortuite constitue manifestement l’événement fondateur de sa passion, événement qui fait césure dans sa vie sur le mode du choc violent qui sidère, stupéfie, pétrifie.

De façon inouïe pour lui, Claude Berri éprouve en effet physiquement la force brutale de l’art de Van Gogh dont les œuvres lui emplissent les yeux et tout le corps : «Ça a été mon premier grand choc, ça m’a cloué au sol. J’avais physiquement du mal à passer d’un tableau à l’autre. Je n’avais jamais rien vu d’aussi fort avant. J’étais stupéfait».

Quand aujourd’hui, après plusieurs décennies, Claude Berri évoque les moments forts de son activité de collectionneur, on perçoit que sa rencontre avec les pièces maîtresses de sa collection s’est opérée, en écho avec cet événement fondateur de sa passion, sur le mode de la sidération physique. Comme si le collectionneur était toujours à la recherche des œuvres susceptibles de lui faire revivre l’expérience fondatrice d’un choc visuel et corporel. Comme si, également, la qualité (reconnue) de son regard reposait sur un alliage singulier de son œil et de son corps. L’œil qui capte, le corps qui éprouve. Ou l’œil qui déborde dans tout le corps.

Mais, les propos de Claude Berri confirment que la passion du collectionneur est frappée de cette singularité d’être étroitement liée à l’argent. Elle ne peut se vivre et se déployer qu’à partir d’un acte d’achat. Moins de consommation que de possession. Alors que l’amateur d’art accepte, dans les musées et les galeries, de partager avec d’autres les objets de ses émotions artistiques, la passion du collectionneur est privée. Aussi forte qu’exclusive, elle se vit sur le mode des tête-à-tête, des dialogues intimes avec les œuvres.
A son fils qui l’a un jour surpris, à trois heures du matin, en train de disposer les Dubuffet de sa collection sur les chaises et les meubles de son appartement, Claude Berri a répondu: «J’organise, chez moi et pour moi, une exposition Dubuffet».

C’est cette possibilité de vivre jusqu’à la déraison ses «obsessions» privées pour des œuvres que le collectionneur achète. «J’en étais fou. Je l’ai acheté», rapporte Claude Berri à propos de l’un des premiers tableaux de sa collection. Dans cette relation apparemment contradictoire entre la raison de l’argent et la déraison de la passion, c’est, chez  le collectionneur comme chez le joueur, le régime de la passion qui domine sous la forme de la «dépense» (Georges Bataille) sans compter. La passion du collectionneur envahit et fait vaciller la raison comptable des spéculateurs.

A l’opposé, en effet, des spéculateurs sur le marché de l’art, qui ne considèrent que les cotes et les opportunités d’achat ou de vente, les collectionneurs agissent, eux, sous l’emprise de leur amour, de leur passion souvent dévorante et obsessionnelle pour les œuvres. Pour eux, les œuvres ne sont pas des choses, encore moins des marchandises, mais des personnages artistiques éminemment vivants, pleinement sensuels et charnels avec lesquels on partage sa vie — «Je vis avec ces œuvres, elles me sont indispensables, vitales», confie Claude Berri.
Les collectionneurs, les vrais, ne sont pas préoccupés de choses, encore moins de marchandises, mais de vie. Ils ne s’intéressent pas à l’art en général, mais à ces personnages singuliers que sont les œuvres. Ce sont elles, ces individualités artistiques, qu’ils traquent souvent frénétiquement aux quatre coins du monde, en quête de ces «chocs» visuels et corporels qui sidèrent et stupéfient.

Rien d’étonnant à ce que les célèbres salles de ventes internationales, telles que Christie’s ou Sotheby’s, soient devenues les hauts lieux où, dans la liturgie sophistiquée des enchères, se vivent, entre frisson du jeu, passion des œuvres et raison spéculative, les aventures les plus folles de la jetset de l’art.
En un récit haletant, tout empreint des émotions vécues, Claude Berri relate comment il a acquis, chez Christie’s à New York, l’un «des plus beaux Ryman du monde» : l’amour («J’en tombe totalement amoureux»), l’obsession («Je vais le voir tous les jours»), la préparation à l’épreuve de l’enchère («Je me dis qu’à moins de 2,5 millions de dollars je ne l’aurai pas. Je me prépare à ce prix»), le temps de la confrontation  («J’ai vécu cette vente dans mon lit, depuis ma chambre d’hôtel»), la victoire («Je l’emporte à 2 millions. Je suis fou de joie»).

Enfin, Claude Berri ne manque aucune occasion de souligner que les œuvres ne s’abordent jamais facilement et directement, qu’elles ne se dévoilent pas sans intercesseurs.
Le premier de ces intercesseurs est le savoir. Collectionner s’apprend : «C’est un processus lent que de devenir collectionneur». Faute de savoir, on est aveugle devant les œuvres : «Je ne comprenais pas. Je ne voyais rien» confesse Claude Berri à propos des œuvres de Robert Ryman avant qu’il ne rentre dans son univers.
Les galeristes, les commissaires-priseurs et les critiques sont également des intercesseurs. Mais il en est d’autres plus précieux encore : tous ses amis qui regardent les œuvres de sa collection. «J’aime sentir ce qu’il y a dans [leurs] yeux, cela renouvelle ma façon de regarder. On a aussi besoin du regard des autres».
Regarder les œuvres au travers du regard des autres. Comme pour se protéger des éblouissements qui émanent des œuvres. Comme pour franchir une nouvelle étape sur ce chemin infini qui mène vers les œuvres.

André Rouillé

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Carl André, 3rd Iron Square, 2007. Plaques de fer de 10 x 10cm assemblées. 30 x 30cm. Courtesy Galerie Yvon Lambert. © Carl Andre. Photo André Morin.

Lire l’entretien de Claude Berri dana Beaux-Arts Magazine, févr. 2008.

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