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Daniel Buren: un combat d’arrière-garde

PAndré Rouillé

Le temps et l’espace de la production des œuvres ne coï;ncident qu’exceptionnellement avec ceux de leur réception. Ce qui pose la question de la médiatisation, c’est-à-dire des façons de présenter les œuvres aux spectateurs, lecteurs ou auditeurs. En art, cette fonction essentielle de médiation-présentation est généralement l’apanage des commissaires. Or, voici que dans un entretien récent à Libération (21 juil. 2007), Daniel Buren repart en croisade contre ses vieux ennemis les commissaires. Sans vraiment convaincre, l’un des leaders de l’avant-garde des années 1970 s’enferme dans un faux combat d’arrière-garde

Le temps et l’espace de la production des œuvres ne coï;ncident qu’exceptionnellement avec ceux de leur réception. Ce qui pose la question de la médiatisation, c’est-à-dire des façons de présenter les œuvres aux spectateurs, lecteurs ou auditeurs.
En art, cette fonction essentielle de médiation-présentation est généralement l’apanage des commissaires. Or, voici que dans un entretien récent à Libération (21 juil. 2007), Daniel Buren repart en croisade contre ses vieux ennemis les commissaires. Sans vraiment convaincre, l’un des leaders de l’avant-garde des années 1970 s’enferme dans un faux combat d’arrière-garde.

L’argument est à double détente. D’une part, «lorsqu’un artiste ‘joue’ à devenir commissaire, il en a automatiquement les attributs, que l’exposition soit bonne ou non». D’autre part, et de façon «fondamentale», dans une exposition de groupe, ce n’est pas le commissaire, mais les «artistes sélectionnés qui font l’exposition, qui la définissent avec leurs travaux».

Daniel Buren ne cesse — depuis la Documenta organisée en 1972 par Harald Szeemann — de tirer le signal d’alarme contre cette dérive qui, selon lui, ravale les artistes au rang de «petites taches de couleur destinées à harmoniser ou désharmoniser le grand tableau fait par le commissaire, celui-ci devenant du coup et de force l’artiste principal signant l’expo».

Si l’on concède volontiers à Daniel Buren que sa position n’est nullement «prétentieuse», elle apparaît en revanche clairement fondée sur une conception éculée, pour ne pas dire ringarde, de l’artiste omniscient : doué de cette capacité magique de pouvoir se transformer «automatiquement» en commissaire dès que la fantaisie lui vient d’en endosser le rôle; capable de faire spontanément, et par jeu, ce qu’un commissaire appliqué ne saurait qu’échouer; et surtout, seul dépositaire légitime «des sens» de ses œuvres.
En bref, les commissaires sont accusés de se «prendre pour des artistes ou, comme certains l’ont écrit, pour des auteurs».

Autant il est nécessaire et salutaire de dénoncer les commissaires qui ignorent les orientations esthétiques, qui instrumentalisent les œuvres en les pliant à des logiques conceptuelles étrangères aux démarches artistiques. Autant est justifiée l’exigence de rigueur et de compétence adressée aux commissaires qui en manquent parfois dramatiquement. Autant les expositions bâclées ou vides d’idée sont à tous égards inadmissibles. Autant, à l’inverse, la colère de Daniel Buren est trop peu étayée en théorie pour être opératoire.
Si certains commissaires se prennent pour des artistes, ils ont tort. Mais ce ne sont pas pour autant de purs ectoplasmes comme les voudrait Daniel Buren en concédant ici qu’ils ne doivent pas «disparaître ou s’aplatir comme une carpette», tout en réduisant là leur rôle à si peu qu’il peut être avantageusement tenu par les artistes eux-mêmes.
Ectoplasme d’un côté, le commissaire d’une exposition se voit simultanément, d’un autre côté, doté d’une «responsabilité qui occupe quand même des mois, voire plusieurs années».

Cet embrouillamini discursif mélange la juste dénonciation de carences individuelles (fussent-elles nombreuses) de certains commissaires, avec la condamnation en bloc de la fonction et de sa pertinence.
La fonction de commissaire n’est pas un jeu pour artiste en mal de distraction, cela exige en effet des compétentes esthétiques, historiques, analytiques et théoriques particulières, ainsi qu’une connaissance fine des œuvres, des artistes, des débats, des institutions et du marché de l’art international. Toutes choses que les artistes ne possèdent pas «automatiquement», et qui autorisent les commissaires à se considérer comme auteurs de cette production matérielle et symbolique singulière qu’est une exposition.

Si les commissaires qui prétendent, en tant que tels, être des artistes ont tort ; Daniel Buren a également tort de croire que le passage est «automatique» du statut d’artiste au rôle de commissaire. Tout simplement parce que le travail du commissaire ne porte pas sur les mêmes matériaux que celui des artistes, et ne mobilise pas les mêmes protocoles ni les mêmes compétences.
Les artistes produisent des œuvres à partir de matériaux artistiques, tandis que les commissaires produisent des expositions à partir d’œuvres d’art. Alors que l’œuvre est pour l’artiste sa production, elle est le matériau du «grand tableau fait par le commissaire». Ce que l’artiste Daniel Buren ne peut manifestement pas admettre.

Entre les artistes et les commissaires, la différence est de nature. Comme Daniel Buren le confirme d’ailleurs lui-même en soulignant à juste titre qu’endosser le rôle de commissaire «cela freine, voire empêche complètement, le travail quotidien de l’artiste».
Cette production singulière qu’est une exposition ne peut donc se réaliser que par-delà l’hétérogénéité qui sépare les logiques de l’artiste de celles du commissaire, c’est-à-dire au sein d’un nécessaire dialogue dont Daniel Buren, commissaire de l’exposition Sophie Calle à Venise, se plaît à décrire les ravissements et la fécondité.

Tant pour l’exposition de Sophie Calle, où il réduit son rôle de commissaire à celui d’un «scénographe», que pour l’exposition collective du domaine Pommery à Reims, où il rassemble trente sept artistes, Daniel Buren oppose délibérément aux «commissaires qui imposent leurs idées» la figure d’un commissaire sans idée ni problématique, guidé par les seules impulsions de son «je» et de ses envies.
«J’ai eu envie de faire découvrir aux spectateurs des artistes jeunes, encore peu connus, mais aussi des plus âgés, pas forcément reconnus et de donner à tous l’opportunité de pouvoir présenter leur travail le mieux possible. Je ne les ai pas sollicités parce que je les trouve sympathiques mais parce que je trouve leur démarche intéressante. […] En tant que commissaire, n’ayant pas choisi le lieu mais les artistes, c’est finalement le lieu qui dirige tout le monde et pas moi. Je ne revendique que le choix des noms des artistes, très différents en âge et en idées, et la mise en lumière des espaces entre chacune des œuvres».
N’importe qui, ou n’importe quoi, pourrait en quelque sorte faire office de commissaire : l’artiste, le scénographe, l’éclairagiste, le lieu même, sauf… les commissaires! Sauf ceux qui sont supposés adosser leur action à une pensée…

En fait, Daniel Buren semble convaincu que les artistes «intéressants» (dignes d’intérêt) constituent une confrérie virtuelle très fermée, unis dans leur certitude d’être les seuls à détenir et à pouvoir transmettre la prétendue pureté signifiante et artistique de leurs œuvres et de celles de leurs confrères.
Aux idées falsificatrices des commissaires, les artistes-commissaires opposent la force de ce privilège simple et rare de savoir être «complice de l’auteur et au service de son œuvre»…

Ces fantasmagories théoriquement ne retiendraient guère l’attention si elles ne faisaient écho, en France, à toute une série d’attaques récurrentes lancées contre l’art contemporain.
Tandis que Daniel Buren s’acharne à trouver les commissaires inutiles, des intellectuels (Jean Baudrillard, Régis Debray) et des commissaires (Jean Clair) répètent à l’envi que l’art contemporain est nul. Quant aux budgets publics de la culture, ils fondent à vue d’œil ou sont affectés au patrimoine.

Faut-il dans ces conditions s’étonner que la France décline jusqu’à bientôt devenir invisible sur la scène internationale de l’art contemporain…

André Rouillé.

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David Rosenfeld, Les contemporaines 9, 2005-2006. Impression jet d’encre sur papier pur chiffon. 30 x 40 cm. Courtesy Galerie Alain Gutharc, Paris.
Les passages entre guillemets sont extraits de l’interview de Daniel Buren par Henri-François Debailleux parue dans Libération du 21 juillet 2007.

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