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«Culture et Internet&raquo: une loi contre la culture et contre internet

PAndré Rouillé

La technique n’est jamais seulement technique, comme en témoigne une fois encore internet à l’occasion des débats houleux qui se déroulent à l’Assemblée nationale à propos de la très controversée loi «Création et Internet». L’intitulé séduisant de la loi cache mal son but principal qui est de lutter contre le téléchargement illégal. En réalité, la loi «Création et Internet» est une loi contre la culture, et contre internet.
Deux camps s’affrontent pied à pied. D’un côté, celui qui veut, avec le ministère de la Culture, surveiller étroitement le réseau et punir les contrevenants en envisageant d’aller graduellement jusqu’à la solution radicale de couper la connexion internet.

. D’un autre côté, le camp qui considère que le téléchargement libre fait partie de la culture qu’internet a répandue avec la vitesse et la force d’une évidence contre laquelle lutter serait inefficace, contre productif, et à contre sens de l’époque.

Comme dans tous les grands débats de société — cela en est un —, les positions ne se réduisent pas à un strict affrontement politique droite-gauche. Puisque les sénateurs socialistes, manifestement dépassés par la question, ont déjà voté en faveur du texte, et que le rapport préparatoire à la loi a été demandé par la ministre de la Culture à Denis Olivennes que certains persistent à situer à gauche — ancien Pdg de la Fnac, il est présentement directeur du Nouvel Observateur, et apprécié en haut lieu. A l’inverse, plusieurs députés de la majorité présidentielle se comptent parmi les plus résolus adversaires de la loi.

Il est toutefois à craindre que sera escamoté le débat de fond sur la possibilité, le périmètre et la forme d’un espace de gratuité à inventer pour la culture en France; sur les risques qu’une surveillance tatillonne d’internet, prévue par la loi, fait peser sur les libertés; sur les droits d’auteurs conçus au temps du papier, mais largement inadaptés à l’époque des réseaux et des technologies numériques; sur l’économie et le financement de la culture; ou encore sur la capacité des industries culturelles à s’adapter aux enjeux d’aujourd’hui.
La question se pose évidemment de savoir si l’État est dans son rôle quand, au prétexte de protéger la création et les artistes (pour l’occasion «nécessairement petits»), il vole au secours des majors de la musique en les aidant à colmater les brèches creusées par leur sous-estimation des bouleversements technologiques des dernières années.

Les sophismes qui émaillent le rapport ministériel, Denis Olivennes les reprend dans son livre La Gratuité, c’est le vol — au titre résonnant cyniquement comme La Propriété, c’est le vol de Proudhon — trahit en fait un refus catégorique, obtus, mais aussi désespéré, d’affronter de plain-pied cette lame de fond qu’est le libre partage des productions culturelles.

Cette incapacité assurément idéologique de fonder une culture sur le partage et l’échange est d’autant plus anachronique que le modèle du tout profit est en ce moment même malmené par la crise; et l’anachronisme est d’autant plus flagrant que les conditions techniques du partage sont inscrites dans les fonctionnalités élémentaires des appareils et des réseaux numériques. Le téléchargement, le partage et l’échange sont indissociables d’internet, et des pratiques culturelles qui se développent dans son sillage.
Ce sont ces possibilités-là, historiquement inouïes, et culturellement prometteuses, que la loi «Création et Internet» veut soumettre aux pesanteurs du statu quo. Mais cela, aucune loi, fût-elle politiquement majoritaire, ne pourra le réussir, tant qu’internet sera doté de la puissance immense que lui confère le fait d’être le dispositif paradigmatique de l’époque présente.

Cette loi, qui sera probablement adoptée, est une loi d’un autre âge : trop inspirée par de vieilles conceptions de la culture, trop étrangère aux pratiques et sensibilités émergeantes, trop arrimée à des technologies obsolètes.
Elle souffre d’une série d’incompétences cumulées: hier, celles des industriels qui n’ont pas su s’adapter aux effets des réseaux sur la consommation et les attitudes culturelles; celles, aujourd’hui, de beaucoup d’élus qui n’ont que de très vagues notions sur les questions débattues; celles, évidemment, du gouvernement dont les propositions riment, ici comme ailleurs, avec répression et soutien indéfectible aux intérêts des ayants droit…
Tous croient pouvoir contourner ou inverser le courant qui, avec les réseaux numériques, a bouleversé durablement les usages, les pratiques, les économies et les relations aux œuvres et productions culturelles.

Dans la situation présente, où tout va encore beaucoup changer avec la généralisation prochaine de l’internet mobile, il est dérisoire et à tous égards suicidaire de se crisper sur des avantages acquis. Il est grave, et inefficace, de vouloir freiner la dynamique constitutive d’une époque. Au lieu de s’évertuer à interdire, à condamner, à réprimer, à bloquer, il serait préférable d’inventer les solutions qui permettraient à chacune des parties en présence de trouver sa juste place dans la situation nouvelle. Mais cela demanderait des qualités, et une vision politique, qui ne semblent pas être vraiment de mise actuellement.

Comment concilier l’émergence d’une nouvelle économie de la culture qui profite vraiment aux créateurs, tout en garantissant aux internautes la possibilité de télécharger ou d’écouter librement de la musique sur internet.
Pourquoi, en effet, devrait être interdit sur internet ce qui est admis depuis longtemps avec la radio, où l’on peut enregistrer de la musique à volonté sans risque d’encourir les foudres de la loi ?
Les députés n’ont-ils pas d’ores et déjà voté — en contradiction avec les dispositions européennes — que disposer d’une connexion internet n’est pas un droit fondamental, et légalisé ainsi les futures coupures !

L’acharnement contre le téléchargement est d’autant plus dérisoire — et politiquement ridicule — que les évolutions techniques l’ont déjà dépassé, contourné et relégué au rang de transition entre les vieux CD, l’actuel streaming, et d’autres procédés encore, pour accéder sur le réseau à la musique comme aux films.

En réalité, cette loi semble moins motivée par des perspectives d’avenir que par de plates préoccupations du moment. Il s’agirait d’abord de préserver au maximum les profits des majors de la musique et du cinéma menacés par internet. 
Il s’agirait peut-être surtout de placer le monde supposé permissif de la culture et des jeunes sous le joug de la répression, du contrôle, de la surveillance, et dans l’atmosphère détestable qui est en train d’asphyxier la France.
Il s’agirait ainsi d’éteindre de toute urgence, et à tout prix (les coûts d’application de la loi seront élevés), la moindre lueur d’utopie qui pourrait poindre entre la culture et internet: l’utopie d’une culture qui, par le biais d’internet, s’écarterait (un peu) de cette tyrannie mercantile à l’exécrable devise : «La gratuité, c’est le vol».

André Rouillé.

(L’auteur et le photographe de l’image ne sont nullement engagés par le contenu de l’éditorial)
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