ART | CRITIQUE

Cronotopo

Vernissage le 18 Juil 2015
PFlorian Gaité
@18 Juil 2015

Mariana Castillo Deball déconstruit les grands récits culturels pour en dénoncer les préjugés qui les falsifient. La proposition intitulée "Cronotopo" démontre toute l’audace plastique et l’intelligence de discours de cette artiste mexicaine qui réinterroge à nouveaux frais l’histoire et ses représentations.

L’œuvre de Mariana Castillo Deball aborde les questions archéologiques ou ethnographiques d’une manière proprement artistique, en mettant en lumière les processus plastiques par lesquels se constituent des objets et des récits présentés comme historiques. Fortement ancrée dans une réflexion sur les imaginaires postcoloniaux, son œuvre invite à un regard autant esthétique que critique sur les préjugés culturels et les rapports de domination qu’ils supposent. Le titre de l’exposition, « Cronotopo », fait signe vers un double terrain temporel et spatial déformé par ces processus inconscients, sous le coup d’erreurs fortuites ou de falsifications volontaires. Une carte géante dessinée au sol, deux photographies grand format et quatre colonnes sculptées portent ici l’ambition plastique de Mariana Castillo Deball qui, avec une réelle finesse d’analyse et de réalisation, met en perspective constructivisme identitaire et production artistique.

L’œuvre introductive, Nuremberg Map of Tenotchtilan, impressionnante par sa taille, recouvre tout le sol de la première salle à l’étage. Elle se présente comme un parquet composé de plaques d’un bois très sombre, semblable à l’ardoise, et sur lesquelles est gravée la carte sommaire d’une ville. Avec un peu de recul, et au fil d’un cheminement à travers l’espace, le dessin se découvre comme la reproduction agrandie d’un plan de Tenochitlan, ancien nom de Mexico. Brossée à grands traits, la ville est cependant clairement reconnaissable. On peut distinguer ses bâtiments, son centre-ville, la présence de cours d’eau, jusqu’au golfe du Mexique, ou des zones signalées comme étant habitées par des animaux. Référence à une carte ayant réellement existé, la première de la ville connue après la Conquista, elle fut envoyée par Hernan Cortés au roi d’Espagne, l’informant de la topologie de ce nouvel espace à annexer.

Originellement dessinée par un indien, puis falsifiée à Nuremberg, elle comporte tout autant des inscriptions en dialecte local qu’en espagnol et en latin, produisant une hybridation entre les cultures mexicaine et européenne qui n’est pas sans créer un certain malaise. Ces erreurs, imputables en petite partie seulement à des déficiences scientifiques, sont volontairement mises au service du projet colonisateur, symptômes d’une culture désappropriée, qui s’efface au profit d’une autre. Reproduite en nombre à Nuremberg, elle fut à la source de nombreux fantasmes, servant à justifier la poursuite de la colonisation en forgeant l’image d’un «Nouveau monde» riche et hospitalier, mais aussi celle de l’évangélisation en entretenant la légende d’une terre sauvage, dangereuse et en danger.

L’Atlas qui lui est associé, énorme livre constitué par les imprimés de chaque plaque de bois de la première œuvre, insiste davantage sur la possibilité de lire cette transcription idéologique, politique et faussement géographique, comme une narration cousue de toutes pièces. On comprend vite que l’œuvre au sol a servi de matrice au livre, les plaques ayant été utilisées pour l’impression de L’Atlas. Isolée de l’ensemble cartographique, chaque parcelle en soi ne dit plus rien de réellement signifiant, elle découvre surtout des motifs abstraits qui rendent plus sensible la facture graphique du dessin initial, tout en le rattachant anachroniquement à une façon plus moderne de penser l’art graphique.

Dans la même pièce mais isolée par un mur, deux grandes photographies au fond jeune vif et rouge sang représentent des masques anciens très simples, en bois, retournés. Parodie d’une véritable campagne de pub mexicaine des années 1980, qui utilisait ces objets de collection pour vendre des neuroleptiques, la série « Umriss » renvoie dos-à-dos le travail de conservation, voire le devoir de mémoire, et la réappropriation de cette histoire par l’industrie.
Le premier enjeu de cette œuvre repose sur la dénonciation de l’imaginaire colonialiste qui imprègne la stratégie publicitaire. Mariana Castillo Deball met en lumière le fait que l’on ait choisi des masques guatémaltèque et mexicain pour vendre des médicaments en Amérique centrale, quand un masque africain est utilisé pour vendre le même produit aux Etats-Unis. En rappelant les peuples à des généalogies, cet ethno-marketing réductionniste véhicule un préjugé fort sur les différences ethniques. Le slogan associé, qui fait du masque l’image d’un déni symptomatique de la pathologie (comme si le malade se cachait), peut tout aussi bien être lu à l’envers, être aussi retourné que l’objet présenté et dénoncer le double langage du monde actuel. La référence à la schizophrénie, maladie mentale qui mêle à la fois dépression, contradiction et déconnexion avec la réalité, peut alors se lire comme l’évocation en miroir de trois traits saillants du monde postcolonial, perdu entre nostalgie coupable et refus d’affronter la réalité crue.

La dernière œuvre réunit quatre colonnes de céramiques modelées, assez proches dans leurs formes de la Colonne sans fin de Brancusi mais, dans le détail, beaucoup plus travaillées. Elles sont constituées par assemblage de poteries, d’éléments d’architecture et des cylindres. Comme pour la première pièce, Mariana Castillo Deball a fait appel à un groupe d’artisans, plaçant leur activité professionnelle au coeur du processus de création. Rencontré durant sa résidence à Huajaca, l’atelier de céramique (le Taller Coatlicue) a été invité à découvrir les collections d’art pré-hispanique au musée et à s’en inspirer pour fabriquer des productions originales, adaptées à l’époque contemporaine. Intitulée Who will measure the space, who will tell me the time?, l’œuvre tourne en dérision la vanité de la mesure objective du temps et de l’espace tout en rendant hommage aux fables qu’elle inspire. Interpellée par le projet légendaire de pouvoir raconter toute l’histoire de l’univers en un jour, elle a demandé aux artisans de mettre leur savoir-faire au service d’une narration, de fabriquer une colonne qui raconte une journée de leur existence. La plus petite des colonnes est ainsi un hommage à la famille et aux travail des femmes, quand une autre, assemblage de motifs traditionnels et de rotors machiniques, d’engrenages et d’une tête de diable, fait référence au labeur quotidien mais également au groupe de hard-rock auquel appartient l’un des artisans. Chez Marianna Castillo Deball, cette mise en perspective d’une production millénaire et d’une culture contemporaine est à l’image de son œuvre: productrice d’une esthétique raffinée et originale, elle fait émerger avec une rare acuité des problématiques critiques trop peu soulevées dans le monde présent.

Oeuvres
— Mariana Castillo Deball, Nuremberg Map of Tenochtitlàn, 2013. Bois gravé et encré, dimensions variables.
— Mariana Castillo Deball, Atlas, 2013. Livre 450 pages, impressions xylographiques.
— Mariana Castillo Deball, Umriss, 2014. Deux photos, impression laser sur dibond. 270 x 180 cm.
— Mariana Castillo Deball, Who Will measure the space, who will tell me the time?, 2015. Quatre colonnes en céramique.

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