ÉDITOS

Crise systémique de l’art

PAndré Rouillé

L’ampleur et la convergence des critiques dont a fait l’objet la Biennale de Venise, mais qui touchent également de plus en plus d’autres manifestations artistiques, ont valeur de symptôme. Comme si la crise systémique qui agite le monde économique et social international s’accompagnait d’une crise, également systémique, de l’art, de la culture, de l’éducation, de la pensée.

L’ampleur et la convergence des critiques dont a fait l’objet la Biennale de Venise, mais qui touchent également de plus en plus d’autres manifestations artistiques, ont valeur de symptôme. Comme si la crise systémique qui agite le monde économique et social international s’accompagnait d’une crise, également systémique, de l’art, de la culture, de l’éducation, de la pensée. Ce qui n’a rien d’étonnant dès lors que l’on veut bien reconnaître que la création artistique et la production de pensée ne sont pas détachées de l’activité productive des hommes, et ne l’ont jamais été.

La crise ne date évidemment pas de sa version financière qui a éclaté à l’automne dernier, avant de connaître de sévères répliques industrielles et sociales. Elle est profonde et sera durable, elle affecte le monde dans ses fondements et équilibres scellés à l’issue de la dernière Guerre, et prépare l’avènement d’un nouvel ordre économique, social, culturel et évidemment technologique et artistique du monde.

Nous n’assistons pas à la fin de l’histoire, ni à celle des idéologies, mais au démantèlement systématique et vertigineux, particulièrement en France actuellement, de tous les cadres, valeurs et modes du vivre ensemble qui ont prévalu durant au moins cinquante ans.

C’est assurément ce chaos d’un monde bouleversé, dépourvu de rêves, d’espoir, d’au-delà et de sens, que traduisent le mal être croissant des individus et la morosité de la vie culturelle, et que vient, en France, entériner sans vergogne la politique de l’actuelle présidence. L’art est absorbé par le spectacle, et la culture par le business. Au Louvre comme dans tous les grands musées du monde, les produits dérivés retiennent plus l’attention des spectateurs-touristes que les œuvres elles-mêmes.

Dans un monde où la transcendance s’est dissoute dans l’immanence comptable et marchande, que peut devenir l’art ?
L’art, comme le monde, oscille entre deux époques. Il continue à fonctionner tant bien que mal selon les normes et les méthodes d’hier, quitte à les adapter et les radicaliser; mais il est plus ou moins directement, et consciemment, travaillé par d’autres modèles, quitte à les refuser… C’est en effet le lot des situations intermédiaires que d’être complexes et contradictoires.

Au cours de la présente saison, l’exposition Jeff Koons au château de Versailles, et la vente aux enchères mirobolante de Damien Hirst à Londres en forme de pied de nez lancé au système des galeries, ont paradoxalement révélé la réalité tragique de la scène artistique mondiale.
Tragique parce que l’art s’est ici et là totalement échoué dans la spéculation, le business, la marchandise. Les seules élévations auxquelles il convie désormais notre attention de spectateur sont celles des sommets atteints par ses cotes sur le marché international.
Tragique parce que les œuvres, exemplairement celles de Jeff Koons, s’affichent comme dépourvues de sens, comme des marchandises dont les formes lisses et réfléchissantes, et les sujets d’une insigne trivialité, traduisent ostensiblement la vacuité. Un art d’affaire dont la valeur marchande tient lieu de critère esthétique.
Tragique également, parce que l’écho planétaire et le succès commercial de ces événements (avec quelques autres), sont des signes paradoxaux des dérèglements du système de l’art occidental en vigueur depuis près d’un quart de siècle.
Tragique enfin, parce que cet art-spectacle, cet art-business, cet art dépourvu de sens, cet art pour le profit de quelques uns, occulte une multitude de pratiques plus modestes et plus sincères — mais sans nécessairement être dans le fond très différentes.

L’art est en effet placé devant l’immense défi d’avoir à inventer les pratiques, les outils, les formes, les dispositifs poétiques et les discours esthétiques, les matériaux, les circuits de diffusion, les statuts économiques, les modes de visibilité et d’existence possibles et nécessaires dans le monde en train d’advenir.
Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, dans un mouvement globalement appelé «postmodernisme», l’art s’est dégagé des universaux modernistes propres aux avant-gardes, avec leurs utopies, leurs «grands récits» et leurs normes esthétiques. Le «postmodernisme» a été, dans le domaine de l’art, ce passage de l’universel au singulier, la rupture avec les précepts caricaturalement consignés dans des manifestes destinés à découper-isoler des idiosyncrasies artistiques (des écoles avec maître et adeptes) en concurrence entre elles.

La singularité postmoderne s’est traduite pour les artistes par une ouverture et une totale liberté de choisir et d’agencer leurs matériaux, leurs outils, leurs références. Par la possibilité nouvelle d’emprunter tous les chemins pour créer : en associant la tradition à l’ultracontemporain; en mobilisant dans l’art des pratiques qui en étaient auparavant exclues (la mode, la photo, le design, etc.) ; en inventant de nouveaux modes et réseaux de circulation (en France, les Frac, les Drac, les résidences, etc.), de nouvelles structures commerciales (les foires), et de nouvelles intersections entre l’art et la société.
C’est sur cet édifice, dont l’artiste isolé dans sa singularité et sa différence était le socle, que le marché de l’art contemporain a prospéré, et que la spéculation s’est développée, favorisée encore par l’enrichissement rapide d’une frange de clients internationaux engagés dans la mondialisation économique et… artistique.

Aujourd’hui, c’est tout cela qui se fissure, qui vacille, qui est en crise. Les dirigeants de la planète se concertent en vue de «refonder le capitalisme». Il faudra que les artistes refondent l’art, avec tous ceux qui les accompagnent, les exposent et les diffusent; avec tous ceux qui commercialisent leurs œuvres, les collectionnent ou les commentent ; mais aussi avec le public, les spectateurs qui s’en nourrissent. Il faudra inventer de nouveaux rapports entre l’art et le public.

On ne produit plus comme hier. Le travail, les outils et les processus de production et de circulation des biens ont changé. Leur nature et leur matérialité également. Le travail devient toujours plus immatériel, et l’outil plus mental.
L’art ne pourra pas échapper à cette transformation majeure qui affecte la production extra-esthétique. Parce que créer n’est pas sublimer; parce que les grands processus de la création artistique ont historiquement toujours été liés à ceux de la production sociale.
«La force productive esthétique est la même que celle du travail utile et poursuit en soi les mêmes fins», explique Theodor Adorno en insistant simultanément sur «le double caractère de l’art comme autonomie et fait social» (Théorie esthétique, p. 21).

La crise systémique de l’art engagera certainement une dynamique vers un futur régime de l’art basé sur les réseaux et leurs outils, inscrit dans des relations de communication et de coopération, dans la mobilité spatiale  et la flexibilité temporelle.
Autrement dit, d’autres formes, d’autres vitesses de circulation, d’autres surfaces d’inscription, d’autres matérialités, d’autres régimes esthétiques, d’autres «spectateurs» avec d’autres modes de réception, d’autres logiques du sens, d’autres économies…  Un autre art pour un autre monde.

André Rouillé.

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