ÉDITOS

Créer en pays dominé

PAndré Rouillé

En Guadeloupe se tient en ce moment la deuxième édition de «Art Bemao», manifestation internationale d’art contemporain, dans laquelle l’implication des autorités et institutions culturelles françaises, dans ce département français des Caraïbes, est d’un niveau tel qu’il a été impossible de lui accorder la moindre ligne de remerciement dans le catalogue. Pourtant, un an après la grande grève qui a animé les Caraïbes françaises, l’on sent résonner les échos des tensions irrésolues, les rancœurs d’espoirs déçus. A cet égard, «Déséquilibre», le titre retenu pour cette édition de Art Bemao, traduit un sentiment largement exprimé dans les œuvres, ainsi que la précarité des conditions de culture et de vie dans l’île.

En Guadeloupe se tient en ce moment la deuxième édition de «Art Bemao», manifestation internationale d’art contemporain, dans laquelle l’implication des autorités et institutions culturelles françaises, dans ce département français des Caraïbes, est d’un niveau tel qu’il a été impossible de lui accorder la moindre ligne de remerciement dans le catalogue.
Pourtant, un an après la grande grève qui a animé les Caraïbes françaises, l’on sent résonner les échos des tensions irrésolues, les rancœurs d’espoirs déçus. A cet égard, «Déséquilibre», le titre retenu pour cette édition de Art Bemao, traduit un sentiment largement exprimé dans les œuvres, ainsi que la précarité des conditions de culture et de vie dans l’île.
Plus encore, bien que la Martinique et la Guadeloupe aient été déclarées «département français» en 1946, leurs rapports complexes avec la métropole, et leurs divisions internes fortes, nourrissent la conviction des peuples caraïbiens que leurs deux terres sont l’une et l’autre restées des «colonies françaises». Autrement dit sous domination.

Forgée au jour le jour, au fil d’une multitude de petites et grandes humiliations et exceptions — y compris un coût de la vie et un niveau de chômage nettement plus élevés qu’en métropole —, cette conviction de vivre «sous domination» est confortée par l’immense déchirure due à un large effacement des cultures, des langues, et des coutumes. Cette plaie que l’on sent toujours ouverte est creusée par l’amnésie planifiée de l’histoire dramatique de la traite et de l’esclavage des noirs, dont on perçoit pourtant au grand jour les signes dans les corps et les couleurs des peaux, et dont on devine les stigmates dans les tensions et les divisions encore vives de la société.

La métropole française (le Centre) est ainsi, non sans raisons, désignée comme le dominateur qui traite ses «départements» de Martinique et de Guadeloupe (la Périphérie) comme des «colonies». Comme si la «départementalisation» avait eu pour effet d’échapper aux grands mouvements de décolonisation des années 60.
Édouard Glissant, et Patrick Chamoiseau dans son bel essai Écrire en pays dominé, ont décrit et analysé les mécanismes de la domination coloniale de la France sur ses périphéries caraïbiennes.

D’abord une «domination brutale», celle de la traite et de l’esclavage des Africains dans les plantations. Celle de l’inhumanité, du pouvoir sans limite du maître sur ceux qui n’avaient d’autre droit que de travailler, d’obéir, ou de mourir. Celle où l’école, l’église et la caserne servaient ensemble à façonner les esprits autour de vérités du dominant dites «universelles». Domination brutale encore, celle où les accomplissements du Progrès (écoles, routes, ports, hôpitaux, etc.) faisaient «d’abord progresser l’exploitation coloniale et l’enrichissement des colons».

L’autre domination, qualifiée de «silencieuse», ou de «domination qui ne se voit plus», est plus insidieuse. C’est celle d’aujourd’hui qui, sous les atours de la liberté infinie et de l’égalité, s’exerce dans des lieux tels que le supermarché, voué au culte de la consommation et de la marchandisation généralisée.
Enfin, un troisième type de domination, dite «furtive», est celle qui passe par les réseaux numériques dans lesquels les mises-en-relations ne sont en fait guère que des mises-sous-relations.

L’immense intérêt des réflexions de Patrick Chamoiseau est de décrire cela que l’on ne crée pas de la même façon dans chacun des types de domination, dès lors que l’on s’assigne cette tâche de capter par les moyens de son art les grandes forces et tensions du monde — au moins celles de son territoire.
Créer consiste à choisir la posture, le point de vue, la problématique, les matériaux, les dispositifs, les agencements de formes et de rythmes les plus aptes à toucher les regards, les sens et les corps des spectateurs pour leur rendre visibles et sensibles ces forces et tensions.

Mais la limite du propos est d’enfermer la France dans une position de «Centre dominateur», sans voir qu’elle est, en particulier dans le champ de l’art, elle-même aussi «dominée» par un dominateur sans lieu et sans visage: la mécanique anonyme et implacable de la mondialisation. Le dominateur est lui-même dominé, le Centre vacille.
Quant aux départements français des Caraïbes, ils subissent désormais à la fois la domination «coloniale» sans doute déclinante de la France métropolitaine, et la domination «impériale» (Toni Négri) qui atteint toute la France en ces temps de marchandisation et de mondialisation galopantes de l’art et des images.

Les conditions d’exercice d’un art critique sont en effet, en France, en train de se dégrader dramatiquement. Le désengagement des collectivités publiques et la spéculation effrénée à l’échelle internationale creusent au sein du champ de l’art une fracture profonde entre une minorité d’artistes accrochés au firmament du marché, et une grande majorité d’autres confrontés à des difficultés croissantes pour produire, diffuser, vendre, et vivre, qui sont autant d’obstacles à créer.

En plus de réduire drastiquement ses budgets, le ministère français de la Culture privilégie la diffusion au détriment de la production des œuvres, les publics au détriment des artistes. Cela à rebours des orientations antérieures dénoncées pour avoir été «davantage attachées à augmenter l’offre qu’à élargir les publics» (Lettre de mission à la ministre de la Culture, 1er août 2007).

Acheter, vendre, spéculer, diffuser sans égards pour la production, c’est-à-dire privilégier le présent des valeurs avérées sans même envisager leur nécessaire renouvellement, cela conduit le marché à se polariser sur des œuvres-choses: des œuvres matérielles, abouties et fixées dans leurs formes, facilement identifiables et échangeables, adaptées aux conditions somme toute traditionnelles de ce marché — l’essor de la peinture, les succès de la photographie, et le fétichisme de l’art-objet se situent dans cet horizon.

Tels de fastueux supermarchés, les foires, les biennales et les salles de ventes internationales offrent à la planète entière le spectacle extravagant où, jusqu’à l’indécence parfois, les œuvres se dissolvent dans la marchandise, où la finance commande à l’esthétique. Mais les excès de ces temples de la marchandisation de l’art sont à la mesure de leur déconnexion d’avec la réalité sociale du monde, et d’avec le mouvement selon lequel, en art, les processus et les expériences prévalent désormais sur les choses.

Comment, donc, créer aujourd’hui en pays dominé? Assurément en adossant ses pratiques artistiques à une compréhension aussi fine que possible de l’art et du monde, à une vision aussi précise que possible des façons dont l’art devient avec le monde, en vue d’en concevoir à une approche artistique et sensible, évidemment différente des approches conceptuelles des philosophes et des théoriciens.

Créer en pays dominé, en ces temps où le monde se «déterritorialise», où se déplacent les points à partir desquels éprouver et capter par les œuvres les intensités d’aujourd’hui, demande aux artistes d’inscrire leur pratique dans de nouveaux territoires. Des territoires géographiques, politiques et artistiques en résonnance avec les pulsations du monde, sans être pour autant des terroirs refermés sur leurs particularismes, ni l’espace abstrait de la mondialisation ouvert sur une indistinction sans borne. A cet égard, la terre de Guadeloupe et de Martinique, striée par ses tensions et ses drames, peut être propice à la création et l’écriture.

Créer en pays dominé s’exerce sur un autre territoire encore, plus esthétique que politique celui-là. C’est le territoire que l’artiste a balisé et défini, au croisement de l’art et de la domination, par ses matériaux, ses problématiques, ses postures. Par ses œuvres dont les formes inséparablement esthétiques et sociales agissent dans la domination, en particulier dans-et-avec l’énorme masse d’images, des textes et des sons venant des médias, et des industries culturelles qui saturent, flattent, excitent, ou émoussent les regards, les sens, et les esprits.

En fait, peut-être ne crée-t-on qu’en pays dominé. Comme on écrit, selon Gilles Deleuze, en «haïssant toute littérature de maîtres» parce que, dit-il, «il n’y a de grand, et de révolutionnaire, que le mineur». L’artiste ne créerait donc, comme l’écrivain, qu’en «faisant un usage mineur de sa propre langue», qu’en étant «dans sa propre langue comme un étranger» qui retourne les codes et qui sort des voies balisées en traçant ses propres sillons, toujours intempestifs, au risque fécond de l’impossible, et avec le danger de mécompréhension.

André Rouillé.

Lire
— Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Gallimard, Paris, 1997.
— Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

Art Bemao, Manifestation internationale d’art contemporain (12-20 juin 2010) est organisé en Guadeloupe par Vanessa Gaulain (Atelier Cilaos) avec la Ville de Baie-Mahault. Jean-Marc Hunt assure le commissariat des expositions, la direction artistique et la scénographie.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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