ÉDITOS

Créer dans la disjonction

PAndré Rouillé

Ce n’est rien de dire que le monde tangue, que les économies occidentales les plus fortes d’une longue et brillante histoire vacillent, que des piliers séculaires que l’on croyait hier encore solides se lézardent et se brisent. Et que cette culture, notamment française (et grecque, et italienne, et espagnole, et portugaise…), qui a longtemps illuminé le monde, est en train de sombrer de la pire des manières, sous les coups du plus ravageur et du plus sournois des ennemis: le goût immodéré du profit, la spéculation aveugle, le culte du chiffre qui, en termes de culture, riment généralement avec ignorance, médiocrité, indifférence.

Ce n’est rien de dire que le monde tangue, que les économies occidentales les plus fortes d’une longue et brillante histoire vacillent, que des piliers séculaires que l’on croyait hier encore solides se lézardent et se brisent. Et que cette culture, notamment française (et grecque, et italienne, et espagnole, et portugaise…), qui a longtemps illuminé le monde, est en train de sombrer de la pire des manières, sous les coups du plus ravageur et du plus sournois des ennemis: le goût immodéré du profit, la spéculation aveugle, le culte du chiffre qui, en termes de culture, riment généralement avec ignorance, médiocrité, indifférence.
Rares sont en effet chez les plus grands collectionneurs eux-mêmes ceux qui ne sont pas également, et peut-être surtout, des spéculateurs. L’amour de l’art n’étant souvent que le masque de l’inhumaine et implacable spéculation sur le marché de l’art…

Inutile de citer des noms, il suffit de lire ces gazettes qui accordent leurs chroniques artistiques sur celles du marché de l’art, et qui mesurent la valeur esthétique des œuvres à leur cote dans les salles de vente. Qu’a-t-on entendu et lu sur Lucian Freud dans les médias, sinon qu’il est l’«artiste vivant le plus cher du monde», parce qu’un oligarque russe, par ailleurs grand amateur de foot, avait inverti une fortune dans l’une de ses toiles?
Artprice.com est ainsi devenu le baromètre esthétique absolu des œuvres, directement réglé sur les enchères des plus grandes places internationales.

Comment l’art devient-il avec le monde? Comment crée-t-on dans ce grand chambardement des économies, des durées, des lieux, des modes de vie? Jamais, peut-être, la question ne s’est posée avec autant de force et d’urgence.
Il est loin le temps où, à l’âge classique, créer consistait, sous la vigilance de l’Académie, à rechercher une harmonie dans le respect des traditions, des figures et des modèles transcendants.

A l’époque de la modernité et des avant-gardes, qui ont fait voler en éclat ce bel édifice, la création s’est inscrite dans un processus de rupture. Créer a consisté à rompre avec chacun des éléments — matériels, formels et institutionnels — constitutifs du processus créateur. Négativité d’une posture qui paradoxalement construisait du nouveau en déconstruisant, en s’opposant, en retournant les choses, les protocoles et les conditions existantes de l’art. Il s’agissait, en quelque sorte, d’inventer un autre art contre l’art.

C’était l’époque, qui a pris fin entre la défaite américaine au Vietnam et la chute du Mur de Berlin, où le monde et la vie, et la création, s’organisaient en alternatives franches et binaires. C’était une époque d’exclusives et d’antagonismes, découpée en camps, postures, opinions, goûts, etc. supposément inconciliables. Époque du «ou» exclusif dans laquelle on était ceci «ou» cela, sans pouvoir être un peu des deux à fois. Époque dans laquelle on était en toute chose sommé de choisir son camp, d’afficher ses valeurs. Époque aussi tranchée et… binaire qu’elle était fortement structurée.

Depuis, tout a changé. Très vite. Au rythme des soubresauts d’un processus accéléré de mondialisation. La pluralité et la discordance des temps ont succédé à l’écoulement uniforme du progrès. La pluralité et le désajustement des espaces ont remplacé la plane géométrie du monde. La déstabilisation des édifices sociaux met désormais la vie à rude épreuve. Tandis que l’accroissement vertigineux des disparités programmées compromet le vivre en ensemble et crée des tensions dangereuses pour la stabilité des sociétés.

Cette véritable crise de civilisation se traduit par une hégémonie grandissante du marché, du profit, de la spéculation qui a atteint les domaines jusqu’alors épargnés de la culture, de la connaissance, de la recherche et de l’art. Or, on n’invente pas ni ne crée, on n’apprend pas ni n’assimile, dans la frénésie de la concurrence et sous les rigueurs de la rentabilisation. Les artistes, les philosophes, les scientifiques qui créent ont au contraire besoin de lenteurs, de bifurcations, d’échanges, de temps. Inventer et créer n’est pas produire. La production se planifie, la création est toujours intempestive. Soumise aux impératifs de la production, la création est en danger.

En ces temps sombres de décompositions sans recompositions, de délocalisations, désertifications, exodes, ou dilation planétaire des rayons d’action, le monde se «déterritorialise». Cet éclatement des territoires où se déroulaient la vie et le travail, où s’exerçaient la citoyenneté et la politique, prive les artistes des lieux d’où ils pouvaient éprouver, et capter par leurs œuvres, les grandes forces du monde.
Ils sont ainsi confrontés à la difficile tâche d’inscrire leur pratique dans de nouveaux territoires, assez vivants pour résonner aux pulsations du monde, mais qui ne soient ni des terroirs refermés sur leurs particularismes, ni l’espace abstrait de la mondialisation ouvert sur une indistinction sans borne.

Un autre défi s’impose avec acuité aux artistes, c’est celui de tracer un territoire, plus esthétique que politique celui-là, pour différencier l’art et la création de l’énorme masse des d’images, des textes et des sons venant des médias, des jeux et des industries culturelles. De plus en plus sophistiqués dans leur conception comme dans leurs formes, et de plus en plus omniprésents avec l’essor vertigineux du numérique, ces productions saturent, flattent, excitent, ou émoussent les regards, les sens, et les esprits.
Face à cette concurrence massive, le risque existe en effet que l’art, fort d’une brillante tradition intellectuelle et culturelle, et d’institutions prestigieuses, se réfugie dans une posture hautaine qui le condamnerait à un funeste isolement, fermé à de nouveaux publics, et coupé du monde.

Comment donc faire art aujourd’hui, à une époque de déconstructions sans reconstructions? Comment capter esthétiquement les forces d’un monde en plein bouleversement? Comment créer face à la tyrannie du marché? Quelles postures esthétiques et politiques, et quels modes de visibilité, adopter face à la puissance des médias et des industries culturelles? Quelles formes, quels matériaux, quelles œuvres, et quels rapports avec les spectateurs inventer pour affronter cette crise de civilisation, qui est aussi une crise du territoire et une crise de la représentation, autant politique qu’esthétique?

Autant de défis qui devraient conduire l’art à tracer de nouveaux horizons pour demain.

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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