PHOTO | CRITIQUE

Contre Nature

23 Fév - 30 Avr 2017
PFrançois Salmeron
@24 Avr 2017

La rigueur et la précision des images de Jürgen Nefzger dressent un constat accablant: l’homme aliène et défigure non seulement la nature, mais aussi ses propres conditions d’existence. Chantiers, terrains vagues et friches constituent les sujets de prédilection du photographe, lieux de désolation et de conflit entre nature et culture.

Si «Contre Nature» ne se veut pas une rétrospective de Jürgen Nefzger, cette exposition s’articule autour de problématiques inhérentes à son œuvre. Tout d’abord, la série Panoramique, réalisée en France de 1995 à 2000, est consacrée aux paysages urbains, aux banlieues moyennes et aux constructions des stations balnéaires destinées au tourisme de masse. Puis la crise immobilière de 2008, et ses conséquences sur l’urbanisme en Espagne (La loi du sol), en Grèce (Athens) ou à New York (voir le film inédit The Eye of the Bull), embrassent le rez-de-chaussée de la Maba de Nogent. Enfin, la pollution des paysages (la décharge des Gadoues, la série des Parcs d’attraction abandonnés) et les problèmes énergétiques (Fluffy Clouds) occupent l’étage de l’institution.

Une confrontation entre nature et habitat

Le propos de Jürgen Nefzger est fort, clair, cohérent. Les humains sont quasiment toujours absents de ses clichés. Pourtant, c’est bien d’eux dont il est question en premier lieu, et plus particulièrement de leurs décisions politiques, économiques, urbanistiques, en somme de leur idéologie capitaliste, et de son impact désastreux sur l’environnement, les paysages et nos propres conditions de vie. L’homme et la nature semblent ainsi se confronter: l’homme aliène et défigure les montagnes, les littoraux, construit des banlieues et des ensembles d’immeubles monstrueux. Mais face à la crise économique, aux faillites des chantiers, et à l’abandon soudain des constructions, la nature, aussi aride et futile soit-elle, reprend peu à peu ses droits, s’immisce, repousse et résiste à l’invasion humaine.

La rigueur des prises de vue de Jürgen Nefzger est aussi remarquable. A cet égard, la série Panoramique, privilégiant les formats horizontaux avec une mosaïque de paysages de banlieues françaises, est frappante. Les lignes et les formes géométriques, les points de fuite, les jeux de miroir et les cadrages, répètent des motifs ou organisent rigoureusement l’espace, à l’instar de la raison calculatoire qui préside à l’organisation du territoire. On rencontre des paysages quadrillés, mais qui manquent singulièrement de vie, de spontanéité, d’originalité – à l’exception de quelques enfants que l’on perçoit à Nanterre notamment. Les goûts et les habitats se standardisent. On est cernés par le consumérisme, comme en témoignent les supermarchés, les enseignes et les centres commerciaux omniprésents dans tout paysage. Même les loisirs, et l’illusion de liberté qu’ils nous promettent, nous oppriment dans des espaces massifs, obstrués et tristement répétitifs, comme à la Grande Motte.

La bêtise humaine

Mais derrière le caractère implacable de ces constructions, la série Panoramique laisse poindre la fragilité de nos édifices: certains sont en ruine, d’autres s’écroulent ou s’apprêtent à être démolis à la dynamite. La fugacité de notre habitat redouble ainsi notre propre condition humaine, fondamentalement précaire, notre finitude, notre fragilité constitutive, et le caractère transitoire, éphémère de l’état des choses. Les bâtiments, censés apporter une stabilité à nos conditions d’existence et s’implanter durablement dans le paysage, peuvent eux aussi s’évanouir soudainement.

Tel est le paradoxe que suggèrent les paysages espagnols et grecs réalisés par Jürgen Nefzger depuis la crise immobilière de 2008. Si l’on passe ici à la couleur et à des formats plus grands, les images gardent un aspect désolé, aride, précaire. Les herbes et la végétation sont rares, jaunies, cramoisies, le sol est poussiéreux, extrêmement sec, le ciel blanc, les ombres quasi absentes. On est écrasés sous un soleil de plomb, à la marge de routes parsemées de graffitis et de panneaux publicitaires vides. Jürgen Nefzger nous révèle ainsi la face cachée du capitalisme triomphant et de ses ratés, de ses limites, de ses échecs, à l’instar de cet immense taureau censé glorifier et incarner les forces vives de l’Espagne. L’artiste pointe surtout, disons-le franchement, la bêtise et la vanité des entreprises humaines qui se fondent sur une vision à court terme de l’exploitation des sols et sur le profit immédiat: «La estupidesa humana no té limits», lit-on sur un mur de béton abandonné. Finalement, les photographies de Jürgen Nefzger rendent visibles l’aveuglement des hommes et de leurs spéculations.

Crise immobilière

Tas de briques, bouts de ferraille tordus, chantiers suspendus, fondations d’immeubles laissées en plan, pylônes de remontées mécaniques et cabines de télésièges inutilisés trônant au milieu des montagnes à cause d’un projet immobilier mal mené abandonné dans les Pyrénées… les absurdités que révèlent les images de Jürgen Nefzger sont légions. Mais au milieu des friches et de la désolation, cactus, mauvaises herbes ou chardons constituent autant de natures mortes que l’artiste capte avec attention.

La vidéo inédite The Eye of the Bull nous a également intéressés en ceci qu’elle relie la crise immobilière européenne à leur source, à savoir la crise des subprimes et le cœur boursier de New York. Là encore, mais plus étonnamment qu’en Grèce ou en Espagne, les rues sont dépeuplées. Là, le fameux Trump Building apparaît comme la nouvelle incarnation de décisions politiques abruptes, promettant de nouvelles difficultés et de nouveaux risques de banqueroutes pour nos sociétés.

Périls écologique et nucléaire

Les dernières images proposées par Jürgen Nefzger, à l’étage de la Maba, nous ont particulièrement convaincus. Des sacs plastiques multicolores colonisent les abords d’un ruisseau dans le triptyque de la décharge des Gadoues. A l’apparente légèreté des matériaux plastiques, et à la rapidité du cours d’eau, s’opposent les conséquences environnementales à long terme d’une telle pollution. Les détritus se trouvent également au centre des images réalisées à Creil, dans un environnement plus humide et lugubre, où des abris de fortune se dressent en périphérie des villes.

Un paysage allemand enneigé ou un jardin fleuri semblent nous offrir enfin un peu de calme et de quiétude – sauf que l’on s’aperçoit bien vite que des cheminées nucléaires pointent à l’arrière-plan, et répandent dans l’air une fumée blanche qui brouille l’horizon. Une autre ambiguïté se trouve dans les photos des Parcs d’attraction abandonnés. Au rêve succède encore la désolation, et l’imaginaire ne saurait nous arracher à notre morne réalité. Les tons criards des attractions jurent avec les couleurs telluriques des bois, et les lignes horizontales des structures des jeux entrent en conflit avec les verticales des troncs. Nature et culture se trouvent une nouvelle fois enchevêtrées – sans que l’on puisse pour autant croire à une possible et prochaine réconciliation entre eux.

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