ART | EXPO

Comment l’esprit vient-il à la matière

28 Mai - 26 Juin 2010
Vernissage le 29 Mai 2010

Les oeuvres présentées dans cette exposition sont composées d’objets de consommation courante, issus de l’univers de la grande consommation, du tourisme de masse, de l’industrie des loisirs, de l’aménagement de jardins ou de la décoration d’intérieur.

Communiqué de presse
Nader Ahriman, Xavier Boussiron, Arnaud Labelle-Rojoux, Philippe Mayaux, Ted Mineo
Comment l’esprit vient-il à la matière ?

La plupart de mes amis répugnent absolument à utiliser le terme «travail» pour qualifier une oeuvre. Et donc «travailler» pour évoquer l’acte de la production artistique. On se souvient du «Ne travaillez jamais !» que Jean-Michel Mansion traça sur un mur de la rue de Seine en 1953 et dont Debord publia la photographie, ce slogan lui semblant «être la plus importante trace jamais relevée sur le site de Saint-Germain-des-Prés, comme témoignage du mode de vie particulier qui a tenté de s’affirmer là».

C’est dans cette perspective précise que je lis pour ma part l’érection, par Jean-Yves Jouannais, du «I would prefer not to» du Bartleby de Melville en devise de tous les «artistes sans oeuvre», car ce sont en réalité des artistes qui, à l’instar de Fénéon ou Cravan, ne détestaient rien de plus que laisser accroire, ou plutôt apparaître, qu’ils travaillaient. C’est pourquoi leur activité créatrice est toujours expédiée: en trois lignes ou en un round. Car le paradoxe est évident: s’il convient de ne jamais travailler, il faut bien produire quand même; «Ne rien faire mais que rien ne soit pas fait», comme le résume avec simplicité le proverbe chinois.

Pour déplacer sa pensée, l’artiste a en effet besoin de fabriquer quelque chose. Un peu comme le ricochet: le palet doit frapper l’eau pour reprendre son élan, les traces qu’il laisse derrière lui sont bien l’équivalent de ces scories que sont les oeuvres, un peu comme des mues successives. Il faut donc faire le minimum, ce geste séminal qui va «de la tête au pinceau», comme le dit Georges Braque à Jean Paulhan, car une idée ne peut jamais loger dans les deux simultanément.

Mais comment l’esprit vient-il à la matière ?
Ce diptyque d’expositions propose deux réponses diamétralement opposées mais absolument complémentaires à cette interrogationsource. Ce qui se niche entre ces deux extrêmes, je le dis sans détour, me laisse froid. C’est laborieux, besogneux. Le langage courant ne s’y trompe pas: qui peut vraiment se satisfaire de besogner l’amour de sa vie, ou de transpirer sur une oeuvre ? Rien de plus embarrassant que ces artistes-fabricants, convaincus de réussir à doter leur matériau d’une pensée quasi-divine à force de remettre leur ouvrage sur le métier, alors qu’il est plus difficile à l’esprit de pénétrer la matière qu’à un chameau le chas d’une aiguille…

«Métaphysique chimie» s’inscrit dans une histoire de la peinture comme cosa mentale, dont les antépénultièmes étapes seraient Chirico, Magritte ou Picabia. Largement supplantée par son ange noir Marcel Duchamp, cette tradition de la peinture parie sur l’étonnante élasticité de ce médium, qui permet de créer des images qui sont aussi des objets, et dont l’amour véritable ne peut s’accomplir que dans la haine, ou au moins l’extrême méfiance.

Reprenant le flambeau en somme là où leurs aînés l’avaient laissé, quelques peintres, comme Nader Ahriman, Philippe Mayaux ou Ted Mineo, se consacrent de nouveau à tenter de faire de la philosophie en peinture. Comme l’alchimie n’a que peu à faire avec les ingénieurs ou l’industrie, cette pratique de la peinture relève pour moi de la grâce pure et simple, c’est-à-dire de l’incarnation, de la «présence réelle» de l’artiste dans son oeuvre. Mais le pinceau du peintre vaut-il vraiment mieux que la queue d’un âne ? Comme aime à le rappeler Philippe Mayaux: ce n’est pas parce qu’on écrit des vers qu’on est poète. Stéphane Corréard

Pour en juger, l’âne de Xavier Boussiron et Arnaud Labelle-Rojoux comparera, fixé dans une immobilité impartiale, ces productions actuelles à l’aune du tableau-talisman de la période métaphysique récente: le «Coucher de soleil sur l’Adriatique» que l’âne du patron du Lapin agile traça d’un coup de queue désinvolte lors du fameux canular initié par Roland Dorgelès pour moquer les Indépendants en 1910. Prenant pour titre une variation du célèbre axiome de Guy Debord (Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux), le second volet de cette exposition, intitulé «Le beau est un moment du laid» réunit des oeuvres temporaires.

Composés d’objets manufacturés dans un certain ordre assemblés, ces ready-made assistés sont en effet tous provisoires: ils ne sont qu’un moment dans la destinée des objets dont ils sont faits, lesquels ne sont ni modifiés, ni découpés, ni collés, de sorte qu’ils ne perdent aucune de leurs propriétés, et peuvent à tout instant retourner à leur usage initial. Là non plus, point de «valeur travail»: cette exposition prend le parti d’une certaine passivité, d’une nonchalance de la production artistique, d’un art d’attitude, mais une attitude dégagée, modeste, réellement expérimentale, puisque réversible. Les artistes ici réunis font leur le serment d’Hippocrate, qui concerne d’ordinaire les médecins: Primum Non Nocere (Avant tout, ne pas nuire). Là il n’est plus question d’alchimie, mais de psychokinésie, cette faculté de l’esprit d’agir sur la matière à distance, popularisée en son temps par Uri Geller, vous savez, le tordeur de petites cuillères…

Pour la plupart, les oeuvres présentées dans cette exposition sont composées d’objets de consommation courante, issus de l’univers de la grande consommation, du tourisme de masse, de l’industrie des loisirs, de l’aménagement de jardins ou de la décoration d’intérieur. Ainsi, le visiteur aura l’impression de pénétrer dans un hypermarché où les logiques d’assemblage et d’ordonnancement auraient subi une insaisissable torsion, le plongeant dans un «moment» suspendu, un état de flottement, de stupeur qui ne devrait pas être sans évoquer le syndrome de Stendhal ou cet étourdissement qui terrasse Bergotte dans «À la recherche du temps perdu», version grande distribution, cependant.

Dans une perspective quasi-historique, «Le beau est un moment du laid» évoque le renouvellement constant de cette pratique depuis les années 60: de Guillaume Bijl, Gérard Deschamps, Nelson Leirner, Jacques Lizène, Antoni Miralda et Jean-Michel Sanejouand à Théo Mercier, Simon Nicaise et Stéphane Vigny, en passant par Stéphane Calais, Jiri Kovanda, Arnaud Labelle-Rojoux, Haim Steinbach et Ernest T.

Pour emballer le tout, les visiteurs pourront prendre le temps d’une Comment l’esprit vient à la matière «Ne jamais insister» Devise de Julien Torma, adoptée par Ernest T. longue pause dans un canapé de sacs big shopper de Matali Crasset. Dans la recherche d’une définition d’une alternative à la tournure mainstream qui menace toujours l’art couronné de succès en son temps, ce rejet du spectre du labeur ou de la besogne dans la pratique artistique me semble conforme à un certain esprit français qui, s’il ne récuse pas les avantages que seules peuvent procurer l’étude ou la praxis quotidiennes, place la grâce au-dessus de tout, et loue l’élégance naturelle, le brio.

Les mésaventures du poussif poète Vincent Voiture en sont la parfaite illustration, dont on moquait les «efforts d’esprit», comme Voltaire: «Loin que j’aie reproché à Voiture d’avoir mis de l’esprit dans ses lettres, j’ai trouvé, au contraire, qu’il n’en avait pas assez, quoiqu’il le cherchât toujours. On dit que les maîtres à danser font mal la révérence, parce qu’ils la veulent trop bien faire. J’ai cru que Voiture était souvent dans ce cas : ses meilleures lettres sont étudiées; on sent qu’il se fatigue pour trouver ce qui se présente si naturellement au comte Antoine Hamilton, à Mme de Sévigné, et à tant d’autres dames qui écrivent sans efforts ces bagatelles mieux que Voiture ne les écrivait avec peine.»

critique

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