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Comment l’art est-il politique ?

PAndré Rouillé

Le thème de la cinquantième Biennale de Venise, «Rêves et Conflits, la dictature du spectateur», relance, après la Documenta, l’important débat sur l’art et la politique. Mais pas nécessairement de la meilleure façon.
D’abord à cause de l’expression «dictature du spectateur», inappropriée conceptuellement autant que dans les faits. Trop massif, le mot «dictature» n’est guère opératoire, ni sur le plan de la politique, ni sur celui de l’art. Quant à certains des propos du directeur de la Biennale,

l’Italien de New York Francesco Bonami, sur le mal nommé «art politique», ils sont sujets à caution, au moins à confusion.
«Je crois sincèrement, affirme Francesco Bonami, que, bien souvent, l’art politique renie l’art en tant que tel, et que, confondant l’art avec le monde lui-même, il échoue lamentablement sur les deux plans». Et d’insister: «Trop souvent, l’art court le risque de se transformer en manifeste politique, oubliant sa dimension esthétique» (Art Press, n° 291, juin 2003).
Pourquoi évoquer le cas d’un «art politique» qui «oublie la dimension esthétique», puisque cet oubli est précisément rédhibitoire du point de vue de l’art, puisqu’une œuvre ne peut être politique qu’esthétiquement ?

Disons-le nettement. Une pratique et une œuvre artistiques sont politiques esthétiquement ou ne le sont pas.
La différence entre une œuvre d’art politique et une production politique ordinaire — étrangère à l’art — réside dans la posture esthétique
Les œuvres politiques ne négligent pas les questions esthétiques, elles les croisent avec les questions du monde social.

De façon accélérée depuis un quart de siècle, le monde et l’art se mélangent, s’affrontent et s’explorent, sans toutefois se confondre. Les thèmes, les formes, les procédures, les aires et les modes de circulation de l’art, et la figure de l’artiste, s’en trouvent profondément transformés.
Les questions auparavant bannies ou impensables — le sexe, le féminisme, les médias, l’intime, etc. — traversent les œuvres. L’art investit la rue, hors du périmètre autorisé des galeries et des musées, et les problèmes de la rue travaillent les œuvres.
En vérité, c’est un autre art qui se crée dans l’art. Ce sont des puissances formelles, thématiques, matérielles qui décomposent l’art existant, qui l’entraînent hors de ses sillons coutumiers, et qui inventent un art étranger en son sein.

La croyance des avant-gardes en les capacités de l’art à changer le monde n’a pas résisté à l’histoire mouvementée du XXe siècle. Ce qui a creusé un fossé profond entre l’art et la politique : à l’art rapporté à un fait social a succédé l’affirmation tout aussi erronée de sa complète autonomie.
Cependant, l’évolution sans précédent du monde de l’art et des images, les profonds bouleversements sociaux et politiques, et le rapide essoufflement des différents postmodernismes, ont favorisé l’apparition de nouvelles postures artistiques, autant attentives aux questions formelles qu’aux dimensions sociales et politiques des œuvres.

Tandis que des artistes comme Hans Haacke, Antoni Muntadas ou Krzysztof Wodiczko procèdent à une critique explicite du monde, une nouvelle génération d’artistes — Alfredo Jaar, Liam Gillick, Thomas Hirschhorn, voire Dennis Adams — escompte tirer des effets politiques d’une critique de l’image et de la représentation. D’autres artistes tels que Pierre Huyghe, Bruno Serralongue ou Guy Limone, pour ne citer que ceux qui utilisent la photographie, tentent au contraire d’inventer des pratiques, des formes, des œuvres, bref de nouveaux agencements, qui confèrent un rôle actif aux regardeurs, et qui autorisent avec le monde des rapports libérés des règles de la représentation.

Si les œuvres produites sont politiques, elles ne le sont que dans le cadre d’une posture esthétique ouverte aux devenirs, inséparablement de l’art et du monde.
Non pas en évoquant des épisodes ou des faits politiques, mais en inventant pour les œuvres d’aujourd’hui les formes, les matériaux, les territoires, les modes de circulation et de réception susceptibles de les mettre en prise avec le cours du monde.
Ce n’est que par l’innovation esthétique que les œuvres peuvent résonner politiquement aux mouvements du monde.

André Rouillé

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Stefan Nikolaev, Kool, 2000. Installation vidéo, DVD en boucle. Dimensions variables. Courtesy Galerie Michel Rein.

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