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Comme un besoin de légèreté

PAndré Rouillé

Au poids des choses et à la paralysante hégémonie du marché, certains artistes opposent des œuvres, des matériaux et des protocoles qui s’affirment comme autant de postures de résistance. Résistance à l’ordre — inséparablement esthétique, commercial et politique — de la marchandise qui s’impose à la machine sociale de l’art autant qu’aux formes et aux matières des œuvres. Résistance également à l’insupportable pesanteur d’un monde d’où il émane de toutes parts un intense besoin de légèreté. Ce par quoi cette résistance esthétique est aussi expressément politique.

L’époque est sombre et lourde, et le climat morose. Une immense fatigue et un profond désenchantement pèsent sur les corps et les esprits confrontés aux désastres d’un monde qui bascule dans un immense chaos de chômage, de crise financière et monétaire, de dette «souveraine», et de fermetures d’usines. La souffrance sociale, la misère et l’anxiété des plus vulnérables ne rencontrant guère que l’arrogance et le cynisme du côté de l’autre extrémité du spectre social.

Quant à l’art, la prospérité sans précédent des grandes foires internationales et des non moins célèbres maisons de vente, atteste que le segment supérieur du marché ne souffre pas de la crise, voire qu’il en profite amplement, au détriment de beaucoup de structures à la surface financière plus modeste.

A Paris, l’automne dernier a par exemple été l’occasion d’un grand spectacle du marché de l’art orchestré par une Fiac impériale entraînant dans son sillage — et son entourage — un nombre chaque année croissant d’émules, de jeunes ou nouvelles foires, toutes candidates à prendre leur part des flonflons — et des dividendes — de cette trop peu artistique fête annuelle de l’art-marchandise.
Trop peu artistique, ce marché-là des foires l’est évidemment parce que, pour lui, le business prévaut de beaucoup sur l’art; parce que, conséquemment, il tend à réduire l’art à la trop étroite version d’un art-chose toujours assez sage dans ses transgressions pour ne pas nuire à sa commercialisation. Mais l’action n’est pas là commerciale sans être esthétique. Elle est indissociablement l’une et l’autre car, effectivement, les foires commandent esthétiquement à l’art plus qu’elles ne le servent ou le promeuvent.

Au cours du dernier quart de siècle, le secteur de l’art a suscité l’intérêt grandissant des nouveaux bénéficiaires des économies marchandes en expansion (yuppies, traders, banques, grandes entreprises, etc.) qui ont reconnu en lui un nouveau terrain d’exercice de la concurrence et d’application de son principe majeur selon lequel le prestige prévaut sur l’utilité.
Si en effet l’utilité n’est jamais absente de l’économie marchande, c’est la recherche du prestige qui irrigue les marchés: «Les objets n’ont pas pour finalité de satisfaire des besoins mais de produire de la différenciation» (André Orléan, L’Empire de la valeur, p.131). Nuls secteurs mieux que ceux de l’art, de la mode et du luxe ne vérifient aujourd’hui ce principe.

Alors que dans les années 1970 de nombreux artistes, et non des moindres, affichaient encore leur détestation du marché et leur détermination à s’en tenir écartés, aujourd’hui au contraire le marché, la spéculation, la concurrence sont devenus les règles maîtresses de l’art qui pèsent sur lui et le soumettent à un ordre aussi totalitaire qu’étranger à ses principes.
Le temps des rêves de liberté sont bien révolus. Après avoir affronté l’ordre esthétique des académies du XIXe siècle et les instrumentalisations politiques des États du XXe siècle, l’art est désormais confronté au marché.

Face à cette mécanique économique d’assujettissement esthétique, les artistes n’ont guère que leurs œuvres à opposer. Car ce n’est qu’artistiquement qu’ils peuvent adéquatement résister à la marchandisation de l’art et aux menaces d’hétéronomie.

Cette résistance esthétique de certains artistes est au cœur de deux expositions présentées presque simultanément — et significativement — dans deux institutions publiques: «Le sentiment des choses» au Plateau à Paris (jusqu’au 26 février), et «Pour un art pauvre (inventaire du monde et de l’atelier)» au Carré d’art de Nîmes (jusqu’au 15 janvier).

Le titre «Pour un art pauvre» fait évidemment signe vers le mouvement italien Arte Povera des années 60, mais avec des enjeux totalement différents. Les matériaux pauvres de l’Arte Povera visaient à faire vaciller les frontières d’une sculpture engoncée dans le cadre étroit d’une longue tradition. Au Carré d’art, ladite «pauvreté» des matériaux oppose au contraire une alternative artistique à la situation de l’art aujourd’hui aspiré dans une spirale funeste de surproduction inouïe d’objets et d’images, et de marchandisation effrénée des œuvres.

Les démarches des huit artistes présentés à Nîmes, tous des sculpteurs, se placent sciemment à rebours de certains des critères canoniques des œuvres-marchandises. Par les matériaux évidemment, qui sont souvent triviaux, ordinaires, insolites ou frustes (polystyrène, plâtre, produits de maquillage, terreau, tickets de caisse, mégots de cigarettes, etc.); par la nature dialogique des œuvres, qui ont pour la plupart été créées sur place, spécifiquement pour le lieu et en fonction de la problématique de l’exposition; par la posture esthétique, qui privilégie l’improvisation, l’instabilité, voire la fragilité, si étrangères aux produits industriels autant qu’aux sculptures léchées, clinquantes et lisses du genre de celles qui ont élevé Jeff Koons au firmament du marché de l’art international.
La pauvreté est ici l’inversion critique de l’esthétique de l’art-marchandise.

Au Plateau, la résistance artistique à la fétichisation marchande de l’art prend d’autres formes que celles de la pauvreté des matériaux. Elle se manifeste par l’importance accordée aux gestes, aux processus, au jeu, à l’éphémère, à l’aléatoire, à la collaboration, et souvent à l’humour — par des œuvres toujours inachevées en référence, cette fois-ci, à Fluxus et à des artistes tels que Robert Filliou ou Bruno Munari.

Résister consiste ici à passer des œuvres-choses — que l’on peut classiquement contempler, acheter et vendre — à des œuvres-expériences. Cela revient à défier les mécanismes ordinaires de la marchandisation en modifiant les modes de production et de réception, et la nature même des produits de l’art. Créer consiste alors moins à fabriquer des choses qu’à concevoir des protocoles, tandis que la réception devient plus active et collaborative jusqu’à placer le spectateur-agissant dans une position de coauteur d’une œuvre en constant devenir.

Au poids des choses et à la paralysante hégémonie du marché, certains artistes opposent des œuvres, des matériaux et des protocoles qui s’affirment comme autant de postures de résistance. Résistance à l’ordre — inséparablement esthétique, commercial et politique — de la marchandise qui s’impose à la machine sociale de l’art autant qu’aux formes et aux matières des œuvres.
Résistance également à l’insupportable pesanteur d’un monde d’où il émane de toutes parts un intense besoin de légèreté. Ce par quoi cette résistance esthétique est aussi expressément politique — esthétiquement politique.

André Rouillé.

Lire
— La critique de Marion Estimbre sur l’exposition «Pour un art pauvre (inventaire du monde et de l’atelier)», Carré d’art, Nimes.
— Annonce-Agenda de l’exposition «Le sentiment de choses, Le Plateau, Paris.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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