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Christian Marclay: un art sacrilège

PAndré Rouillé

On parle souvent d’art contemporain au singulier, comme d’une généralité, alors que les parcours, les pratiques et les œuvres sont sans cesse plus singuliers en cette période d’extrême éclectisme. Toutefois, par delà leur singularité, certains artistes incarnent ce que pourrait être une démarche contemporaine de création. C’est le cas de Christian Marclay : représenté par la galerie Yvon Lambert, il expose actuellement à la Cité de la musique de Paris (jusqu’au 24 juin) un parcours de neuf installations vidéo intitulé «Replay».
L’itinéraire artistique de Christian Marclay accrédite l’idée que créer consiste à se situer en dehors, à aller construire et tracer ailleurs, hors des sillons coutumiers, son propre espace d’expression. La démarche artistique de Marclay, telle qu’il la décrit lui-même (Libération, 31 mars 2007), s’est en effet forgée au fil d’une série de ruptures et de fuites, de dissonances et de désaccords

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A force d’ennui, il quitte l’École des beaux-arts de Genève pour aller vivre à Boston puis New York, où, à la fin des années 1970, «il se passait un tas de choses hors des circuits traditionnels de l’art», notamment dans «les clubs qui proposaient un espace alternatif» : un espace où «de nombreux artistes visuels se retrouvaient dans ces contextes de musique et trouvaient des façons de lier les deux».
«On pouvait faire ce qu’on voulait, commente Marclay, sans en avoir fait l’étude au préalable, c’était l’idée de la créativité avant tout, peu importaient les moyens, pourvu qu’on réinvente».

Hors de l’École des beaux-arts, cette machine double de savoir et d’enfermement dans un maillage rigide de préceptes esthétiques ; hors de la Suisse et du poids de ses traditions ; «hors des circuits traditionnels de l’art», de leurs lieux et de leur horizon borné; hors de tout «glamour» et «intention de plaire» ; c’est hors de tout cela que débute l’aventure créatrice Marclay: dans ces nouveaux territoires de l’art que sont les clubs new yorkais, ces «espaces alternatifs» de liberté où sont en train de prendre forme des alliages inouï;s entre arts visuels et musique, entre les performances de Vito Acconci et les concerts punk, où tout est désormais possible, au-delà du savoir et des interdits, avec pour seul impératif : créer, inventer.

Dans ce scénario, la «créativité» surgit comme une alternative à l’art en vigueur, c’est-à-dire spatialement, esthétiquement et institutionnellement hors de lui, comme une énergie qui émane de la rencontre insensée de deux pratiques à l’époque étrangères l’une à l’autre, la musique et les arts visuels sous les aspects du punk et de la performance. Le fruit de l’alliage improbable qui, en marge des espaces coutumiers de l’art, s’opère ainsi entre ces pratiques hétérogènes, donne naissance à un nouvel art hors de l’art. Cela dans une rupture toute moderniste avec l’art existant, et d’une manière assez différente de ce qui se produira quelques années plus tard quand, par exemple, l’essor du matériau photographie servira de support à un nouvel art dans l’art. Quand la nouveauté postmoderne ne sera plus nécessairement rupture et extériorité.

Créer en situation de rupture et d’extériorité, de table rase, oblige Christian Marclay à «inventer [son] propre instrument», hors même de la guitare que condamne à ses yeux son caractère d’«icône rock», d’instrument fétiche de l’époque. Mais cette extériorité est aussi celle du non-savoir musical de Marclay qui «ne savait pas jouer d’un instrument». Ce qui le conduit à adopter un instrument disqualifiant toute connaissance technique, totalement insensé et iconoclaste dans une situation de concert: le tourne-disque qu’il utilise sur scène dès 1979.
Muni de «son propre instrument», Christian Marclay s’emploie alors à définir son matériau et à élaborer sa pratique dans le but d’arriver à inventer «sa musique».
Inventer consiste, là encore, à faire dériver la musique, à la faire littéralement sortir de ses sillons en collant toutes sortes de choses sur les vinyles de façon à arrêter l’aiguille et à créer des boucles et des rythmes. Ces bidouillages exotiques, ces gestes apparemment dérisoires, constituent rien moins que les premiers linéaments du scratch qui va bientôt connaître un essor formidable avec l’apparition du hip-hop et des DJs.

Mais il ne s’agit encore là que d’une étape pour Christian Marclay, car faire bégayer la musique, c’est encore trop s’attacher à elle, s’arrêter à un matériau inessentiel. Le stade suivant va alors consister à prendre les microsillons eux-mêmes comme matériau : «J’ai adopté le scratch, mais ce qui m’intéressait vraiment, c’était l’objet disque».
Par delà les sons enregistrés sur le disque auquel restent encore attachés les DJs, Marclay dirige son attention sur le «son du support lui-même», il produit des sons avec le support d’enregistrement de la musique, en créant un rythme à partir d’une rayure, en faisant tourner les disques à l’envers, en accélérant et ralentissant leur rotation, etc. C’est en travaillant ainsi avec les sons du support qu’il invente en toute radicalité «sa» musique hors et contre la musique.

Au terme d’un itinéraire rigoureux constamment situé dans le dehors de l’art, de la musique et de son enregistrement, «sa» musique, à Marclay, a encore besoin, pour s’accomplir, d’une ultime radicalité : le saccage des disques, c’est-à-dire l’abolition de la musique reconnue et consacrée par le système du disque. «Je saccageais tous ces disques, rapporte Marclay. Je niais la fragilité du médium pour libérer la musique de sa captivité. Rayer un vinyle en 80 était un sacrilège, je pouvais jouer avec cette tension».
En découpant les vinyles, en collant des morceaux de disques différents, en les décentrant, le son est déformé et les bruits des sillons endommagés remplacent la musique enregistrée. Une autre musique, libérée du régime établi de la musique, est ainsi produite contre elle et sur les décombres de ses moyens de diffusion.

Aujourd’hui, Christian Marclay travaille — au carrefour désormais admis des images et des sons — à partir d’une palette d’«images sonores» et d’«images musicales» constituée de séquences musicales de films. Il continue à saccager en déchirant des tirages photographiques de ces «images musicales», et à coller, mixer et triturer des images, des sons et des films. Dans l’espace devenu légitime du sampling dont il a été l’un des précurseurs iconoclastes et sacrilèges.

André Rouillé.

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Christian Marclay, Untitled (de la série «Fourth of July»), 2005. C-print. 105,4 x 73 cm. Courtesy Christian Marclay et galerie Yvon Lambert, Paris. © André Morin.

Lire
L’article d’Isabelle Soubaigné sur l’exposition Christian Marclay à la galerie Yvon Lambert, sept.-oct. 2005

Exposition Replay de Christian Marclay, Cité de la musique, Paris. Jusqu’au 24 juin 2007.

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