ART | CRITIQUE

Chocolate Factory

PFrançois Salmeron
@05 Jan 2015

Pour sa réouverture, la Monnaie de Paris accueille une étrange chocolaterie pilotée par Paul McCarthy. Après le scandale que l’artiste américain a déclenché cet automne Place Vendôme avec son plug anal géant Tree, «Chocolate Factory» prolonge sa critique de la société de la «surconsommation» et des défenseurs zélés de l’ordre établi.

Le lancement des expositions d’art contemporain à la Monnaie de Paris a démarré en fanfare avec l’invitation lancée à Paul McCarthy et à sa «Chocolate Factory», qui investit les salons et la salle Guillaume Dupré de la manufacture. Surtout, cette exposition a été marquée en amont par la polémique qui a eu lieu cet automne au moment du lancement de la Fiac de Paris, lorsque l’installation gonflable Tree a été vandalisée Place Vendôme, et Paul McCarthy agressé par les détracteurs de son œuvre.

Mais qu’en est-il de la «Chocolate Factory» à proprement parler? Il s’agit d’une véritable usine industrielle produisant des Pères Noël et des sapins (ou plugs anaux) en chocolat. Mais avant de rentrer dans l’enceinte de ladite fabrique, l’escalier d’honneur de la Monnaie de Paris présente en guise d’introduction une forêt d’immenses structures gonflables colorées. Le bruit de la soufflerie envahit donc la cage d’escalier où le spectateur se trouve littéralement écrasé sous la dimension ahurissante des Å“uvres, parmi lesquelles on reconnaît Black Plug, Butt Plug. On perçoit d’emblée un décalage saisissant entre l’esthétique précieuse de l’escalier d’honneur, avec ses rampes, ses lampadaires et ses colonnes, et les structures minimales en plastique. Tout comme Tree, ces structures gonflables jouent sur le registre de l’ambiguïté: s’agit-il en réalité de sex toys, de sculptures minimales, de sapins de Noël, ou même de pièces d’un jeu d’échec? La première option semble toutefois la plus évidente à nos yeux…

Juste avant de nous engouffrer dans l’usine à chocolat, un moule de Père Noël nous ouvre la voie, une cloche dans une main, un plug ou sapin dans l’autre. La billetterie, quant à elle, est transformée en un stand où l’on vend des figurines en chocolat, et l’on arrive enfin aux portes de la «Chocolate Factory». D’entrée, plusieurs éléments nous surprennent. Le style opulent du salon Guillaume Dupré, avec ses lustres, sa peinture au plafond, ses vitrines, ses cheminées ou son balcon, offre un étonnant contraste avec l’usine, qui se présente comme un décor de cinéma rudimentaire fait de bois et de briques. De plus, une équipe de performeuses travaille continuellement sous nos yeux, moulant et démoulant les figurines en chocolat. On assiste en direct à une performance dont les actrices, portant toute la même tenue rouge et la même perruque blonde, travaillent uniformément à la chaîne.

La «Chocolate Factory» apparaît tout d’abord comme un univers théâtral parodiant le mode de production capitaliste et le fordisme. Derrière les performeuses, on perçoit des machines et une sorte de centrifugeuse. Ces pièces ne sont pas sans rappeler la fameuse Broyeuse de chocolat de Marcel Duchamp, et la fascination qu’a connue l’époque moderne pour la mécanique et l’industrie. Ici, l’intérieur d’un moule est rempli de chocolat. Une performeuse y répartit grossièrement la pâte, puis imbrique le moule avec son autre face. Le moule dans son entier est alors déposé sur un plateau vibratoire assurant une répartition plus uniforme du chocolat. La performeuse se saisit enfin du moule et l’aimante sur l’un des bras rotatifs de la centrifugeuse, tournoyant autour d’une soufflerie. Une fois les figurines démoulées, polies et stockées sur des chariots à roulettes, les performeuses nettoient les moules vides avec un grattoir.

Ainsi, l’installation s’auto-engendre jour après jour et se construit sous le regard des spectateurs. La «Chocolate Factory» fonctionne à plein pour produire toujours plus de figurines. Elle tend à accumuler sans fin des chocolats fabriqués en série. Le même protocole est appliqué et exécuté patiemment chaque jour. En effet, les performeuses agissent de manière dépassionnée, uniquement absorbées par l’exécution des mêmes tâches qu’elles répètent inlassablement. L’usine ne s’essouffle jamais et les performeuses se transforment en des sortes d’automates, d’ouvrières aliénées, comprises comme de pures forces actives mises à contribution par le mode de production capitaliste. Elles participent à un ballet désincarné au service du mode économique capitaliste. La «Chocolate Factory» produit donc des figurines en série, dans l’enceinte même de la plus vieille manufacture parisienne, où sont tirées habituellement des pièces de monnaie.

Mais l’installation demeure problématique dans sa dynamique même. Si elle fonctionne à flux tendu, que faire, à long terme, des figurines qu’elle engendre continuellement chaque jour? Paul McCarthy souligne ici l’absurdité de l’usine capitaliste. Elle ne fonctionne que sur un mode purement quantitatif et n’a d’autre visée que de produire pour produire. D’ailleurs, le reste du parcours de l’exposition apparaît comme un vaste entrepôt de figurines. Les chocolats s’amassent sur des étagères, dans des cartons, derrière des vitrines, sur des chariots ou sur des tapis roulants. On les accumule comme on peut. Petit-à-petit, l’espace se sature d’objets dont on se saura bientôt plus quoi faire. L’usine ne viserait donc qu’à produire de la saturation et de l’encombrement. Paul McCarthy en profite alors pour ironiser sur nos réflexes consuméristes ou notre tendance à consommer aveuglément. Le Père Noël en chocolat apparaît comme une véritable icône ou un petit dieu: celui de la surconsommation à outrance. Et la période de Noël symbolise à son tour le triomphe de la marchandise et de l’hégémonie capitaliste américaine.

La seconde partie de l’exposition nous emmène en effet dans les salons du XVIIIe siècle de la Monnaie de Paris, où trônent d’innombrables étagères regorgeant de chocolats. Parmi ces amassements de figurines, on remarque des miroirs, des cheminées, et des rétroprojecteurs diffusant en boucle une performance de Paul McCarthy. L’artiste américain esquisse avec hargne quelques formules choc: «Are you the artist american insulting France?», peut-on lire parmi les nombreux écriteaux. Paul McCarthy expose donc ici toute la rancœur dont il a pu faire l’objet à l’occasion de la présentation de Tree Place Vendôme. Il reformule les accusations et les insultes qui lui ont été adressées. Le tracé de ses lettres, frénétique, reflète toute la haine que l’artiste a pu cristalliser. Les vidéos projetées s’accompagnent d’une bande-son oppressante. On entend un râle inquiétant répétant sans fin: «Are you the stupid American? American artist?».

Cette partie de l’exposition s’orchestre alors comme un jeu d’échos, de dédoublements, de démultiplications. Les chocolats s’accumulent sans fin, les insultes adressées à l’artiste sont répétées oralement ou retranscrites en boucles sur des feuilles de papier. Et l’image de l’artiste produisant ces écriteaux se réfléchit sur les miroirs des salons. Nos repères spatiaux se trouvent alors bousculés. On est quelque peu désorientés, et l’on a la sensation d’évoluer dans un univers fantasmagorique. L’odeur omniprésente du chocolat réveille enfin notre appétit, notre gourmandise, voire notre convoitise. On aurait envie de croquer sauvagement dans l’une des figurines, ou d’en glisser une discrètement dans notre sac. Avec malice, Paul McCarthy nous pousse ainsi à la consommation et teste notre capacité à résister à la tentation des sens.

Mais si la «Chocolate Factory» offre une réflexion sur la surproduction et l’économie capitaliste, le chocolat produit par l’usine doit également se comprendre comme un équivalent visuel des excréments humains. La surproduction mène au déchet, c’est-à-dire à des restes ou à des excréments dont on ne sait que faire, que l’on voudrait cacher, enfouir et qui font honte. Les déchets symbolisent alors ce que la société ne veut pas montrer et qu’elle juge impur, indigne, honteux — et qui n’est pourtant que la conséquence directe de sa volonté à surproduire et surconsommer aveuglément. Le déferlement de haine dont a fait l’objet Paul McCarthy ces derniers mois en France ne ferait d’ailleurs qu’illustrer ce phénomène: les défenseurs zélés de l’ordre moral et de la norme en veulent à l’artiste d’exhiber sans détour ce qu’eux voudraient garder masqué, non-dit, à savoir la sexualité incarnée par Tree, ou les déchets et restes issus du mode de production capitaliste, dont la «Chocolate Factory» ne serait que la métaphore.

Å’uvres
— Paul McCarthy, Chocolaterie, 2014. Installation, Monnaie de Paris.
— Paul McCarthy, Géant Père Noël, 2014. Installation, Monnaie de Paris.
— Paul McCarthy, Gonflables, 2014. Installation, Monnaie de Paris.
— Paul McCarthy, Père Noël en chocolat, 2014. Installation, Monnaie de Paris.
— Paul McCarthy, Sapin en chocolat, 2014. Installation, Monnaie de Paris.

AUTRES EVENEMENTS ART