ÉDITOS

Capter n’est pas fixer (sur la photo numérique)

PAndré Rouillé

Au moment où «Paris Photo» et le «Mois de la photo» occupent l’actualité photographique, peut-être faut-il souligner que des pratiques ou des choses d’usages ne font véritablement l’objet d’une attention esthétique qu’une fois frappées d’obsolescence, c’est-à-dire devenues imparfaitement adaptées aux conditions techniques, économiques et symboliques de l’époque. Il en est ainsi de la photo, dont le succès culturel est à la mesure de sa marginalisation pratique, comme des lieux industriels désertés qui ont été transformés en friches artistiques.

C’est dans ce mouvement que se situe la photo numérique dont la singularité est trop souvent aplatie et déniée par des esprits plus sensibles à la minceur des similitudes qu’à l’ampleur des différences. A la manière dont Karl von Clausewitz exprime les rapports entre la guerre et la politique, disons que  la photo numérique est la continuation de la photo argentique par d’autres moyens. Elle vient produire les images fixes dont le monde a besoin, mais dans les conditions d’aujourd’hui face auxquelles la photo argentique est totalement démunie.
 
Mais la généralisation de la photo numérique a été si rapide qu’elle a pris de court et bloqué les discours, qui n’ont pas toujours suivi le bouleversement des pratiques. Aussi n’est-il pas rare d’entendre affirmer que les images numériques sont les mêmes que les photos aux sels d’argent, «sauf qu’elles sont faites avec un appareil numérique».

Les mêmes images? Sauf qu’elles ne sont pas constituées des mêmes matériaux, puisque les matériaux aux sels d’argent n’ont rien de commun avec les supports numériques; sauf qu’elles n’obéissent pas aux mêmes protocoles technologiques, ni au moment du cliché, ni après; sauf que les fichiers numériques circulent sur les réseaux, tandis que les clichés argentiques sont, eux, condamnés à une quasi immobilité tant que la photo n’est pas alliée à l’imprimerie; sauf que les surfaces d’inscription des images numériques sont avant tout les écrans, alors que les photos aux sels d’argent sont littéralement liées au papier — celui, photographique, des clichés, et ceux de l’imprimerie dans l’infinie diversité de l’édition, de la presse et de la publicité; sauf que, face à la fluidité et la célérité des fichiers numériques qui, êtres de langage, circulent à la vitesse de l’information, les clichés argentiques ou leurs déclinaisons imprimées sont, eux, d’une insurmontable lenteur à cause de leur nature matérielle et de l’indépassable lourdeur des systèmes de distribution.

D’autres différences viennent creuser les apparences de similitudes: alors que la photo argentique est intrinsèquement un dispositif de fixation, la photo numérique est entièrement tendue vers la captation.
Tout dans la photo argentique s’inscrit dans le projet de fixer: les produits et les opérations chimiques avec le très opportunément nommé fixateur; les prises de vues dans lesquelles l’instantané est conçu comme un moyen d’isoler, de suspendre et de fixer un «instant décisif» du défilement continu du temps.
Arrêter et fixer un instant, le soustraire à l’action inexorable de l’oubli, et le sceller dans l’espace imaginaire de l’a-temporalité revient à traiter les clichés comme des éléments de mémoire, mais d’une mémoire morte, arrêtée, statique. La photo argentique, qui suspend le mouvement en le transformant en choses, abolit symboliquement le temps, ossifie la mémoire, et inverse les devenirs en les spatialisant.
   
La photo numérique est sur ces points essentiels sensiblement différente. Elle capte mais ne fixe pas. Ses processus et actions ne sont pas orientés vers le fixage, mais contre lui. Au lieu d’accentuer la fixité des clichés, les fonctionnements de la photo numérique se conjuguent pour l’inverser, sinon l’abolir. Sa légèreté et sa mobilité sont telles que l’image-réseau est dépourvue de lieu défini, fixé. Elle n’est dotée que de vitesses et de canaux numériques de circulation au travers desquels elle est instantanément accessible en tous points de l’espace planétaire. Tel est ainsi son caractère virtuel que de n’être jamais là, toujours ailleurs, mais partout accessible.
Alors que la matérialité des tirages argentiques les assigne à un lieu, celui de l’archive.

Matérialité/immatérialité: les différences sont là encore massives. Alors que l’immatérialité des photos numériques est la condition de leur célérité (dans les réseaux), donc de leur accessibilité et de leur visibilité (sur les écrans), la matérialité des clichés argentiques, au contraire, ralentit considérablement leur circulation et les contraint à résidence.
Aussi la photo argentique est-elle une image centripète — faite ailleurs, puis rapportée et déposée dans l’ici de l’archive —, tandis que la photo numérique est radicalement centrifuge : aussitôt prise, aussitôt disponible aux confins du monde. Toujours-déjà projetée vers l’extérieur, ailleurs, son dispositif de prédilection est évidemment le téléphone mobile.

Un autre type de fixité de la photo réside dans son caractère d’empreinte lumineuse des choses. C’est à cette fixité de calque que la photo argentique doit son pouvoir documentaire, son régime de vérité, parce que les empreintes des choses dans la matière argentique des clichés sont pratiquement immuables, et que toute modification (retouche) des formes requiert une action picturale extra-photographique — un alliage contre nature entre la photographie et la peinture.
Cette fixité photographiquement indépassable dans le domaine argentique est en revanche toujours-déjà dépassée avec la photo numérique dont les appareils sont vendus avec des logiciels de traitement d’images.

De l’une à l’autre les différences sont de nature, autant que le sont des conditions de production, de circulation et de visibilité d’aujourd’hui par rapport à celles des dernières décennies. Le passage de l’une à l’autre est l’une des nombreuses illustrations du basculement du monde au tournant de ce siècle.

André Rouillé.
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