ART | CRITIQUE

Burlesques contemporains

PGéraldine Selin
@12 Jan 2008

Entre probable et fantasque, les œuvres du «burlesque contemporain» sont en décalage avec la réalité. Bien plus qu’une dérision du quotidien, elles visent à dépasser les limites du réel pour le mettre en abîme et l’interroger.

Issu des cabarets et music-halls, le burlesque touche, à la fin du XIXe siècle, tous les aspects de la création et s’érige en véritable phénomène sociétal. Caricature ou critique, le comique transforme le spectateur en rieur. Effets de surprises, chutes inattendues, tout dans l’exposition «Burlesques contemporains» interpelle le visiteur et suscite le rire.

Jouant avec les lois de la pesanteur, les artistes engagent le corps humain dans un dialogue hypothétique avec des éléments du quotidien. Anne de Sterk, dans sa série de photographies L’Au frigo (1996), avive parfaitement l’ordinaire avec l’inhabituel. Elle place une jeune femme et son frigidaire dans des situations des plus cocasses. Ils se retrouvent, sens dessus dessous, dans de singulières attitudes. Placé en apesanteur, le frigidaire perd de sa rigidité pour se métamorphoser en un corps malléable évoluant librement dans l’espace.
Olaf Breuning perturbe également notre connaissance du monde en modifiant des images célèbres pour en suggérer une vision alternative. Dans Easter Bunnies (2004), il rajoute aux géants de pierre de l’île de Pâques de larges sourires aux lèvres généreuses et des oreilles à l’aide de tiges et de plaques métalliques. Frôlant le ridicule, ces personnages enlèvent le caractère mystérieux qui entoure la civilisation Moïa et ses visages dressés vers l’océan.

Aux situations anormales succèdent des chutes, accidents provoqués ou non; nombreuses sont les performances qui témoignent d’enchaînements d’actions de ce genre.
Dans Zelt (2002) de Roman Signer, un homme sort rapidement d’une tente plantée à l’orée d’une forêt avant que celle-ci n’explose dans un impressionnant champignon de fumée blanche.
Bas Jan Ader, quant à lui, mise sur le grotesque avec Tea Party (1972). Un homme en costume prend le thé sous une immense boîte en carton seulement retenue par une branche en équilibre sur le sol. La série de photographies montre les différentes étapes de la scène jusqu’au moment décisif de l’effondrement de la caisse sur le héros. La chute inévitable stimule le spectateur et renchérit le caractère humoristique de ce tea time champêtre.

Certaines œuvres délivrent un message touchant, parfois émouvant tant la relation entre le corps et l’objet s’intensifie. Quelques unes suscitent l’attirance. Ainsi, des bassines ordinaires de la vidéo Les Choses en soi (2001) de Saverio Lucariello sont comparées à des enveloppes charnelles que l’artiste se plaît à caresser langoureusement. L’outil du quotidien devient alors objet de désir.
D’autres pièces tendent plutôt à un déséquilibre ou à une mise en danger du corps humain. Accroché à la Tour de l’Horloge de New-York, le téméraire Gordon Matta-Clark — toujours vêtu — s’offre une périlleuse douche sur le gigantesque cadran. Clock Shower (1973) se veut une parodie des performances des body artistes, notamment celles où Chris Burden ne rechigne pas à prendre des risques.

Parfois intrigantes et insolites, les œuvres proposent une dé-contextualisation de l’objet beaucoup plus prégnante. L’installation Model : Decoy Home de Kim Adams se présente comme un milieu urbain inédit, une singulière métaphore de la société. Composée d’une planche à repasser, de poubelles et de boites aux lettres assemblées à des tubes métalliques, elle n’est pas sans rappeler la «rencontre fortuite» de Lautréamont et engendre plus un effet de surprise que le rire.

Ces artistes détournent non seulement l’objet de sa fonction utilitaire, mais ils l’unissent — directement ou insidieusement — à l’homme de manière à dévoiler les maux qui menacent ou oppressent l’humanité.
Martin Kersels donne à son monumental obus recouvert d’une multitude de facettes en verre, le surnom de Fat Man (2003). L’étrangeté de son installation réside dans le gisement au sol de la forme molle d’un engin explosif qui, en réalité, ne devrait pas effleurer le plancher sans se détruire. Allègrement, il détourne le réel pour montrer ce qui pourrait être mais ne sera jamais : il modifie l’engin de guerre pour créer une pièce fragile et source de lumière.
Dans un registre plus léger, Big Crunch Clock (1999) de Gianni Motti se présente sous la forme d’une horloge nous éloignant progressivement de la date fatidique d’explosion du soleil. Ainsi, l’œuvre contrecarre l’inévitable marche du temps qui passe et sauve ironiquement l’humanité de sa destruction programmée.
Sur un mode plus théâtral, le Paysage mental (Loch Ness) (2004) de Gilles Barbier, parodie une scène de suicide. Assis sur une chaise, un homme, le canon de fusil dans la bouche, laisse apparaître la plaie béante à l’arrière de son crâne et la dispersion du sang sur le mur. Dans cette mare sanglante, apparaît l’étrange silhouette de Nessy, et ainsi la légende du monstre marin écossais se confronte avec la vie mystérieuse de cet homme qui a décidé de mettre fin à ses jours.

Le burlesque atteint son point culminant dans la surprenante vidéo de Rodney Graham, Vexation Island (1997). Qui n’a jamais rêvé de se retrouver un jour seul sur une île déserte, allongé sur du sable fin et entouré d’une mer bleu azur ? Echoué dans ce décor paradisiaque en compagnie de son perroquet, notre héros a la chance de vivre ces doux instants d’insouciance. Il somnole au pied d’un cocotier, et à son réveil, le ventre creux, il désire arracher une noix de coco qui, en se décrochant, l’assomme. Le personnage replonge aussitôt dans un sommeil profond. L’action pourrait s’arrêter là, mais vicieusement elle se renouvelle sans cesse… faisant de cette unique scène, un instant où loufoque rime avec inaccompli.

Indéniablement, les œuvres exposées renouent avec l’esthétique du burlesque et renouvellent le genre au sein de la société actuelle. L’exposition «burlesques contemporains» met en scène un espace décalé, entre réalité et fantaisie, révélant de manière légère mais sérieuse les travers de notre culture.

 

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