LIVRES

Bonté divine

Pierre Abélard étant connu pour son absence totale de « réalisme », le spectacle résultant de l’union libre des deux compagnies de danse Nom de nom et Beau geste et de leurs chorégraphes Pascale Houbin et Dominique Boivin n’a rien à voir avec une véritable reconstitution historique, un quelconque biopic ou la création d’un nouveau genre : la biochorégraphie.

Certes, des éléments narratifs (le langage des signes dont on sait que Pascale Houbin est une des rhétoriciennes les plus brillantes ; les qualités expressives, comiques et pantomimiques de Dominique Boivin), représentatifs (l’univers réduit à l’échelle d’une maquette pour jeux d’enfants), symboliques (le foulard rouge qui signifie d’abord la passion puis l’émasculation du héros, châtié/châtré par deux hommes de main de l’oncle d’Héloïse), permettent d’évoquer la vie « calamiteuse » (pour reprendre l’expression d’Abélard) de l’amour courtois, absolu, pas du tout platonique mais, au contraire, contrarié, entre une jeune élève et son précepteur.

À ces moyens corporels s’ajoutent ceux qui accompagnent traditionnellement la danse : des costumes minimalistes (des vareuses pour marins bretons en toile grise à col Mao, des pantalons noirs ornés d’un fin liseré clair), une B.O. juxtaposant des thèmes musicaux et des œuvres chorales post-médiévales, divers chants d’église, des arias de Bach et de Purcell, une (trop brève) citation de l’Éloïse de Paul Ryan, La Ballade des Dames du temps jadis de Villon, chantée par Brassens et des images épiscopiques, produites en temps réel par les chorégraphes reconvertis en artistes plasticiens.

Les solos et les pas de deux ne sont jamais virtuoses ou plutôt si : la virtuosité des danseurs ne résidant pas dans la recherche de la prouesse technique mais dans leur gestuelle gracile, fluide, amusante. Le spectacle est donc léger, dans tous les sens du terme. Si on est quelque peu sevré de danse « sérieuse », on ne peut être qu’épaté par les rapprochements inattendus et les anachronismes entre une époque apparemment révolue et l’ici et présent du spectacle sur scène.

Les effets de synchronie entre la musique, différents gags écraniques et les enchaînements sans anicroche des interprètes renforcent bien sûr le lyrisme de la pièce. La poésie dont on a gardé trace dans la correspondance entre le maître et sa maîtresse génère aussi ses équivalences sonores et visuelles durant les différents épisodes qui défilent devant nous.

Il faut dire que les gags, les idées chorégraphiques et les trouvailles plastiques ne manquent pas durant les soixante minutes de cette chanson de gestes idyllique. On en dévoilera deux, ne serait-ce que pour donner envie. Tout d’abord, le duo surréaliste entre Dominique Boivin et son poisson rouge, démesurément agrandi, par la magie de la lanterne magique, qui se fait aussi gros qu’un requin ou un dauphin. Ensuite, la pensée, qui prend la forme d’un long phylactère tout en caractères gothiques, dans le style Tapisserie de Bayeux, et qui rappelle les rubans de machine à écrire transparents d’avant le PC…

Tant qu’on y est, pour finir, citons la poétesse et la femme libérée qu’était Héloïse : « Le titre d’épouse a été jugé plus sacré et plus fort, pourtant c’est celui de maîtresse qui m’a toujours été plus doux et, si cela ne te choque pas, celui de concubine ou de fille de joie. »