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Biennale de Lyon: Une terrible beauté

PAndré Rouillé

Par delà l’infinie diversité des pratiques, des matériaux et des formes, c’est peut-être cela qui, de mille manières, émane des œuvres et constitue la grande cohérence esthétique de cette Biennale: l’immense lassitude face à l’épuisement de ce monde-ci, et l’impérieuse nécessité d’en imaginer, avec l’art, des alternatives.

En ces temps difficiles où la culture, comme beaucoup d’autres secteurs en Europe, ploie sous le poids des intérêts matériels et financiers; où la création est précarisée, méprisée et ravalée à l’état de divertissement; où l’art tend à ne valoir guère plus que sa valeur d’échange; où la recherche du profit prévaut sur la quête de sens; et où penser est devenu exotique, sinon suspect; dans cette situation, donc, la Biennale de Lyon qui vient d’ouvrir ses portes apparaît comme une respiration salutaire.

Cette sensation que l’on éprouve à la visite des quatre sites de la Biennale (La Sucrière, le Musée d’art contemporain, la Fondation Bullukian et l’Usine Tase) n’est pas sans fondements. Elle tient pour l’essentiel aux choix, à l’origine, et aux orientations clairement adoptées et exprimées par la commissaire Victoria Noorthoorn, une argentine, invitée par le directeur artistique Thierry Raspail.

A lui seul, le titre de la Biennale, «Une terrible beauté est née», extrait d’un poème de William B. Yeats, trace une approche problématique de l’art attentive aux «contradictions productives» autant qu’aux «destructions constructives». Cette posture conceptuellement et esthétiquement dynamique se distingue heureusement de la très molle et idéaliste — sinon mystique — exposition «La Beauté» qui avait été, en 2000, présentée en Avignon à l’occasion du nouveau millénaire. Non sans susciter de légitimes critiques.

La section «La Beauté in fabula» d’Avignon, notamment, était conçue dans le but de dégager les permanences d’une beauté transcendante, universelle et atemporelle en composant, au risque de l’arbitraire, une série de duos transhistoriques d’œuvres, une contemporaine associée à une autre plus ancienne.
Rien à Lyon de ces petites et vaines tentatives conçues pour un monde de l’art coupé du monde. A Lyon, il s’agit au contraire, par «la scène, le jeu, le dévoilement, la dissimulation ou le travestissement», par la fiction, l’artifice et tous les moyens de l’art, de «commenter les contradictions du présent». De passer de l’univers éthéré de la beauté contemplative au monde présent et politique d’une beauté opératoire: «Une terrible beauté».

Alors que la beauté idéaliste est supposée rassembler et apaiser, élever au-dessus des contingences de ce monde-ci, et susciter de sereines contemplations; à la 11e Biennale de Lyon la beauté est «terrible» pour autant qu’elle est opératoire et disjonctive, opératoire parce que disjonctive, pour autant, donc, qu’elle oppose des alternatives au présent en certains de ses points intenses de contradictions productrices.

En d’autre termes (deleuziens): Victoria Noorthoorn mobilise à Lyon la dynamique d’une beauté rebelle, «moléculaire», comme alternative à la beauté «molaire» qui est, elle, connue, reconnue, consacrée et admirée, mais aussi assoupie comme ankylosée par la notoriété muséale autant que la spéculation commerciale.

La «terrible beauté» est trop disjonctive et moléculaire, trop indifférente aux règles de bienséance de toutes sortes, et trop détachée des attentes des marchés, pour s’astreindre à respecter les convenances esthétiques dominantes, pour chercher à représenter ou réenchanter le présent.
Et c’est précisément par sa désobéissance esthétique qu’elle est créative. Il s’agit donc pour elle d’inventer des gestes esthétiques petits et grands, des matériaux, des agencements, des pratiques, bref d’ouvrir sans rivages et avec audace les moyens de l’art afin que se libère l’imagination, et qu’adviennent des alternatives à ce monde-ci. Il s’agit, par les voies assumées d’une esthétique destructive-constructive, d’atteindre à l’impossible.

Il n’est à cet égard pas indifférent qu’à Lyon nombre des 78 artistes soient originaires d’Afrique ou, comme la commissaire elle-même, d’Amérique latine. C’est en effet depuis ses périphéries, par la force des altérités, que de nouveaux imaginaires peuvent émerger jusqu’à faire vaciller le présent.

Aussi, les œuvres exposées sont-elles, chacune à leur manière, toutes des embrayeurs d’imaginaire, des dénonciations de l’inadmissible présent, des révélateurs de sa précarité, des formes d’utopies, ou des invitations à rêver.

Ici, des matériaux trouvés, sans qualité reconnue, sont métaphoriquement érigés en de modestes monuments fragiles, comme en attente d’un événement qui viendrait les déséquilibrer (Guillaume Leblon, Pile, 2011).
Plus loin, un homme totalement nu tire, et tirera sans relâche durant toute la Biennale, en silence et peut-être avec résignation, sur de très longs liens accrochés à son dos et arrimés aux énormes piliers du bâtiment: défi désespéré à l’ordre architectural établi, ou métaphore de la lutte quotidienne des vies ordinaires des hommes modestes (Laura Lima, Puxador, 1998-2011)?

Pour la vidéo San Pedro V (2005), Tracey Rose, qui vit en Afrique du sud, est allée au pied du mur qui sépare Israël de la Palestine pour mettre en évidence, d’un bout à l’autre du continent, deux versions d’une semblable politique ségrégationniste. Déguisée en clown, seule face au mur et au risque d’être emprisonnée, elle entonne l’hymne national israélien en le chantant de façon erratique, sur les sons criards et nasillards d’une guitare électrique.

«Sans solennité ni héroïsme, force est de constater désormais que l’heure est venue de cesser d’être complice», note l’artiste péruvien Gabriel Acevedo Velarde à propos de son œuvre Escenario (2004). Tandis qu’en écho, Marina de Caro (Buenos Aires), auteur de structures en plâtre en forme d’énormes graines intitulées Homme-graine ou le mythe du possible (2011), considère que «notre monde a besoin de nouveaux commencements: politiques, économiques, sociaux et affectifs».

Par delà l’infinie diversité des pratiques, des matériaux et des formes, c’est peut-être cela qui, de mille manières, émane des œuvres et constitue la grande cohérence esthétique de cette Biennale: l’immense lassitude face à l’épuisement de ce monde-ci, et l’impérieuse nécessité d’en imaginer, avec l’art, des alternatives.

André Rouillé

Les citations sont extraites de 11e Biennale de Lyon, Une terrible beauté est née. Le guide. Du 15 sept. au 31 déc. 2011.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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