DANSE

Babel Words

PSmaranda Olcèse-Trifan
@12 Juil 2010

Sidi Larbi Cherkaoui achève son tryptique sur une note silencieuse. Avec Babel, le corp devient langage, parle avec les mains, s'essaye aux bavardages, mais. Loin des imageries envoutantes des deux premiers volets, ce dernier opus, qui aurait pu finir en beauté, s'éclipse sur la pointe des pieds...

Dans le parcours du chorégraphe belge, Babel, créée en 2010 a une place toute particulière. Elle vient clôturer la trilogie commencée en 2003 par Foi, suivie en 2007 par Myth. La programmation de l’ensemble de cette Å“uvre à la Grande Halle de la Villette permet une mise en perspective passionnante: nous y retrouvons quelques personnages-phares, mais cette dernière pièce s’apparente plus à d’autres créations de Sidi Larbi Cherkaoui, notamment Zero Degrees (duo avec Akram Khan) et Sutra (spectacle avec des moines guerriers Shaolin), qui traitent de la question de l’ethnicité et de l’identité.

Le sujet a déjà donné lieu à des chorégraphies. On pense notamment à la pièce de Maguy Marin, Babel, Babel. Et en effet, c’est un motif généreux et séduisant, qui renvoie à un temps mythique. Il invite les créateurs à tenter d’imaginer un langage unique et partagé. Sidi Larbi Cherkaoui trouve la réponse dans les corps de ses danseurs. C’est une langue du silence, dont la sagesse orientale garde encore la mémoire dans son refus de la dissociation corps-esprit. Les sciences de pointe du monde occidental commencent à en avoir l’intuition tardive: en neurosciences on parle de l’empathie par le biais de neurones miroirs. La pièce est d’ailleurs ponctuée par plusieurs duo construits selon le principe ying et du yang, couple de forces opposées, complémentaires et en équilibre dynamique.

Une énergie toute particulière se dégage des portées d’hommes par des femmes. La question de l’Autre se pose au niveau de la peau, surface de délimitation de l’individualité, surface de séparation d’avec l’univers, mais aussi d’échange permanent avec l’environnement. «Remove your skin !» est le slogan lancé par l’un des personnages, l’ancienne tantie martiniquaise (Foi), vue également sous les traits du travesti glamour (Myth), devenu désormais une sorte de promoteur immobilier, défenseur de la langue anglaise et incarnation de l’hégémonie américaine.

Ce langage du silence, du corps, incarné par un autre des personnages aperçus dans la trilogie — la poupée Barbie, intellectuelle rigide, maintenant complètement automatisée, déshumanisée — est peut être trop vite explicité sous la forme d’un langage des signes où les mains, les doigts focalisent cette fonction expressive. La danse disparaît par moments, du fait d’une tendance à la précipitation, elle devient loquace, bavarde, hachée par les rythmes des mains de plus en plus rapides, martiaux aussi.

Sidi Larbi Cherkaoui s’attarde sur un monde post-Babel où le pouvoir des mots dévient écrasant. Nous ne serons pas témoins du cataclysme. Les danseurs qui s’affairaient à l’édification de la tour commencent à parler, chacun dans sa langue. Surviennent alors de longs moments assez cocasses de bagarre générale au ralenti. Les corps font masse, sont liés et se heurtent dans un même temps. Des images de conglomérats humains hantent d’ailleurs la pièce: l’escalier dont les marches sont des corps, une menaçante divinité tibétaine qui s’avance protéiforme, une autre idole dont les ailes se déploient dans la propagation du mouvement des corps.

Le chorégraphe semble hésiter entre la profusion des détails qui font la matière envoutante des premiers volets et une certaine géométrie des lignes et des ensembles, supportée par la structure métallique à volumes variables qui constitue le seul décor, maniable à volonté. Le plasticien Antony Gormley a imaginé la tour de Babel, une création au graphisme minimaliste et modulable qui évoque à tour de rôles un urbanisme utilitaire, les blocs de solitude qui enferment l’homme contemporain, les containers qui transportent des corps entassés, immigration indésirable, ou enfin des flux et lignes d’énergie.

La musique jouée live résonne dans les volumes imaginaires. Christine Leboutte, dernier personnage qui parcourt toute la trilogie, est restée égale à elle-même: la voix poignante, un peu perdue dans la tourmente. Aux chants polyphoniques et médiévaux de Patrizia Bovi s’ajoutent un magnifique, un énorme tambour de temple shintoïste qui demande le déploiement intégral du corps de son officiant pour résonner sur des fréquences profondes. Les invocations d’un imam retentissent. Les chants sont surtout des invocations à dimension religieuse.

Mais à la différence des deux premiers volets, Babel souffre d’un excès de perfectionnisme. La volonté de faire fusionner ces mondes, trop appuyée, l’usage d’images parfois évidentes, font perdre à la danse sa force protéiforme et insidieuse, celle là même qui donnait à Foi et à Myth leurs lettres de noblesse.

— Chorégraphie et direction artistique: Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet

— Création visuelle: Antony Gormley

— Costumes: Alexandra Gilbert

— Lumières: Adam Carrée
— Dramaturgie: Lou Cope
— Avec : Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet, Nienke Reehorst, Damien Fournier, James O’Hara, Ulrika Kinn Svensson, Kazutomi Kozuki, Moya Michaels, Helder Saebra, Navala Chaudhry, Ben Fury, Jon Filip, Francis Ducharme, Christine Leboutte, Darryl E. Woods, Paea Leach 

— Musiciens: Patrizia Bovi, Gabriele Miracle, S.Yoshii

— Conseiller musical: Fahrettin Yarkin

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