ART | CRITIQUE

Avec motifs apparents

PJérôme Gulon
@19 Mai 2014

«Avec Motifs Apparents» présente des installations pour le moins grandioses, occupant notamment la halle d’Aubervilliers, le Château d’eau, ou la cour d’entrée du Centquatre. Mais au-delà de leur aspect purement monumental, les œuvres exposées soulèvent des problématiques politiques et sociales majeures inhérentes à l’état de nos sociétés.

A peine arrive-t-on dans l’enceinte du Centquatre que les installations de Xavier Julliot et de Pascale Marthine Tayou s’imposent, à ciel ouvert, dans la cour d’entrée. Sur notre gauche, la façade du Château d’eau est entièrement recouverte par Xavier Julliot d’une bâche argentée soulignant le moindre trait de son architecture. Sur notre droite, se dressent les poteaux électriques de Court-Circuit de Pascale Marthine Tayou. Des écrans de télévision brouillés, des spots, des cagettes en bois et des cages à oiseau vides sont suspendus au somment des poteaux, reliés par une multitude de câbles noirs et blancs, dessinant un complexe réseau de communication.

Si l’installation de Pascale Marthine Tayou interroge les liens visibles et les ondes invisibles qui nous relient les uns aux autres et définissent désormais notre société dite de «communication», Court-Circuit se prolonge à l’intérieur. Nous pénétrons alors dans ce qui ressemblerait en tout point à une salle de conférence ou de réunion. Des chaises sont disposées autour de trois tables rondes. Un canapé et des chaises vintage entourent une table basse posée sur une moquette, comme dans un salon mondain où s’établiraient des négociations politiques.
Pascale Marthine Tayou prête ainsi une connotation éminemment politique à son œuvre, élaborant le plan de la salle de réception d’un ambassadeur. Des miroirs aux cadres dorés habillent les murs du fond du salon, le miroir symbolisant en cela la transparence, la reconnaissance de soi et d’autrui, préalables nécessaires à toute discussion politique. Des rideaux blancs suspendus à des tringles dessinant des arcs de cercle confèrent aussi un aspect plus intime au salon, qui pourrait dès lors se transformer en un huis clos propice au secret. Pascale Marthine Tayou construit donc un espace destiné à la rencontre et au dialogue. Mais toute tentative de dialogue avec autrui porte en son sein la possibilité de l’échec et de l’incommunication, risquant d’aboutir sur une incompréhension, un désaccord, un rejet. Tel est le risque à encourir.

Une seconde salle accueille deux nouvelles œuvres de Pascale Marthine Tayou. Les nichoirs de Favelas demeurent vacants, mais des enregistrements sonores nous font parvenir des gazouillis, des piaillements et des chants d’oiseaux préenregistrés, redonnant ainsi une vitalité aux nichoirs, comme s’ils se trouvaient habités par des volatiles allant et venant.
Une immense boule suspendue au plafond tourne sur elle-même au milieu des nichoirs. Empty Gift est en réalité composé d’une multitude de paquets cadeaux. Les emballages sont de toutes les couleurs, enrobés de rubans. Les papiers brillent, bariolés, donnant des airs de boule à facettes à l’installation. Cependant, les paquets sont vides. L’emballage n’enveloppe aucun cadeau et devient lui-même un présent à offrir. Par là, Pascale Marthine Tayou a voulu valoriser l’intention, la générosité du geste, plutôt que l’aspect bassement matériel d’un cadeau ou d’un objet. C’est la joie d’offrir ou de recevoir qui importe le plus.

Le Château d’eau du Centquatre semble lui aussi empaqueté dans un immense papier cadeau argenté. Or le travail de Xavier Juliot consiste justement à redessiner des bâtiments déjà existants et intégrés à l’urbanisme. Ici, l’artiste a recouvert la façade du Château d’une bâche moulant son architecture. Chaque ligne, chaque volume du bâtiment se trouvent mis en exergue. Dès lors, le Château d’eau paraît d’autant plus massif et acquiert une dimension tactile. La bâche adhère à chaque forme, à chaque creux que l’on aurait presque envie de palper de nos propres mains.
La porte est entrouverte et nous permet de nous immiscer à l’intérieur. Les murs y sont tapissés de la même matière argentée. Surtout, nous nous sentons aspirés vers le haut du bâtiment. Le Château d’eau est en effet creusé par une colonne d’air, comme une immense cheminée. L’imposante stature du bâtiment contraste alors avec le vide qui l’habite et le creuse. En ce sens, le dispositif devient aérien, volatile. Le Château d’eau se change en une colonne de dépressurisation géante, en une colonne d’air balayée par les vents. Enfin, le titre iconoclaste (Déprime passagère) que Xavier Juliot accorde malicieusement à son œuvre rappelle le détournement du Château d’eau en un système dépressionnaire, ainsi que la dépression morale qui frappe nos sociétés contemporaines, et la crise qui frappe ses villes, son urbanisme, ses populations.

Prune Nourry s’intéresse quant à elle à la société chinoise, et plus particulièrement à sa politique de contrôle de la natalité, qui crée depuis de nombreuses années un déséquilibre démographique dans le pays. Sous la halle d’Aubervilliers, une étonnante armée de petites filles en terre cuite se dresse fièrement, à l’image de l’armée de Xi’an destinée à protéger l’Empereur Qin dans sa vie posthume (IIIe siècle avant J.-C.).
Prune Nourry inverse alors la signification métaphysique de la légion de terre cuite: on passe de la mort et de l’au-delà à la naissance. Les statuettes sont modélisées à partir de huit orphelines des campagnes chinoises. Leur destinée dramatique évoque donc la politique de l’enfant unique imposée par le gouvernement chinois. Les petits garçons naissants sont préférés aux filles qui sont parfois tuées ou abandonnées par leurs parents.
Ainsi, on se promène comme un capitaine recensant ses troupes parmi cette centaine de statuettes à taille humaine, rigoureusement réparties en huit rangées. De loin, on a l’impression que chaque statue est identique comme s’il s’agissait d’une armée de clones. La tendance à l’uniformisation qui traverse la société chinoise se lit également dans les tenues similaires que portent les petites filles. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte que chaque statue à une identité, une singularité propre. En réalité, Prune Nourry a combiné les visages et les traits physiques de ses huit modèles afin de créer de nouveaux êtres. L’artiste a donc utilisé un modèle combinatoire pour faire émerger des figures se différenciant les unes des autres.

Le dernier travail présenté au Centquatre reprend à son compte le concept de motif, évoqué dans le titre de l’exposition. En effet, Jérémy Gobé recouvre de tissu tricoté des mobiliers récupérés. Canapé, bureau, chaise ou buffet sont emmaillotés d’une housse rouge, verte, jaune ou bleue. Le tissu est découpé quasiment sur mesure, ne laissant transparaitre qu’un pied ou une roulette de-ci de-là. Le motif se répète comme une frise, mettant à l’honneur le travail du tisserand. En ce sens, Jérémy Gobé interroge d’ailleurs la crise des industries textiles qui laisse «des ouvriers sans ouvrages et des matières sans ouvriers, des objets sans usage et des ouvrages non façonnés».
Les tissus subissent toutefois des distorsions et des étirements suivant la structure du mobilier, notamment avec La Liberté guidant la laine qui se compose d’un amoncellement anarchique de meubles, et forme au final une sculpture abstraite. Jérémy Gobé recouvre enfin entièrement les murs et le plafond d’une salle du Centquatre d’un tissu rouge et blanc. Des formes surgissent des murs comme des profils, des mentons ou des arêtes humanoïdes.

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