ART | INTERVIEW

Autour de Life and Times

Du 14 au 17 novembre est projeté au Théâtre de la Cité Internationale le 8e épisode du feuilleton-fleuve du Nature Theatre of Oklahoma. La vie de Kristin Worrall, une jeune Américaine de la classe moyenne, est racontée dans Life and Times, écrit à partir d’une conversation téléphonique avec Kristin.

Quelle partie de la vie de Kristin Worrall l’épisode 8 raconte-t-il?
Kelly Copper et Pavol Liska. Le début de l’âge adulte, la sortie de la fac. À cette époque-là, Kristin vivait à New York (comme Pavol et moi), et le World Trade Center fut attaqué. Pour moi, le thème central de l’épisode 8 est la perte – autant au niveau historique que personnel. Comment prendre la mesure de ces événements? En fait, les pertes plus petites mais plus personnelles sont celles avec lesquelles on ne se réconcilie jamais, qu’on ne peut jamais vraiment comprendre.

Stéphane Bouquet. Avec quel média travaillez-vous pour cet épisode?
Kelly Copper et Pavol Liska. La vidéo HD. Nous avons tourné un film en couleur à New York et Upstate New York, près du fleuve Hudson. L’essentiel du film est tourné en décors extérieurs. C’est quelque chose qui m’a beaucoup manqué ces sept dernières années. À travailler comme on le fait dans la boîte noire du théâtre, on perd le contact avec la nature, et c’est ce désir qui a motivé le film: être en contact avec la lumière, l’eau, le vent, la pluie. La nature suit ses propres règles, les humains doivent s’adapter. J’aime être à la merci de forces plus grandes que moi quand je travaille en extérieur.

Stéphane Bouquet. Est-ce que la forme de chaque épisode vient de ce qui est raconté ou la forme préexiste-t-elle?
Kelly Copper et Pavol Liska. Quand nous travaillons à un nouvel épisode, nous sommes attirés par une question générale qui se transforme ensuite en fonction d’un dialogue avec ce qui est dans l’épisode et des moyens que nous avons pour le faire. Nous savions en commençant que nous voulions que le texte soit chanté (ce n’était pas le cas dans les épisodes 5, 6 et 7). Nous venions de finir l’épisode 7, un film en noir et blanc, mais la vidéo nous semblait offrir encore de nombreuses pistes. Alors nous avons décidé de tourner en couleur et en extérieur. Nous étions en résidence au Bard College, au nord de New York. C’est si joli là-bas et c’était l’été – ç’aurait été une honte de ne pas utiliser le paysage et la lumière naturelle. En travaillant, nous avons rencontré l’école de peinture dite de l’Hudson River (née dans les environs, vers 1800). Les peintures du groupe étaient toutes immenses. Ils étaient liés par l’idée philosophique que le paysage était une manifestation de Dieu – une idéalisation de la nature juste au moment où la révolution industrielle allait semer des usines dans le paysage. Nous avions l’impression que les artistes de cette école s’interrogeaient sur la place de l’homme dans le monde et sur sa relation avec les choses permanentes comme la nature ou le temps. Toutes ces idées sont plus ou moins présentes dans l’épisode 8.

Stéphane Bouquet. Il y a de toute évidence une dimension épique à votre projet. Est-ce lié à l’américanité?
Kelly Copper et Pavol Liska. Oui, je crois que nous sommes intéressés par les vastes dimensions parce que c’est un vrai défi pour les artistes américains. Notamment quand on travaille à New York. On apprend à se faire petits, à se caser dans des cases. Pour survivre: ne surtout pas penser trop gros, trop cher, car cela s’avérera impossible. La seule façon de produire une vaste dimension, à ce point de l’histoire culturelle, est de travailler sur le temps. Nous avons commencé à faire des spectacles très longs et à demander encore plus de temps. Il faut l’exiger pour soi-même. Le monde n’attend pas des oeuvres épiques. Surtout à une époque où les feuilletons télé durent 30 minutes, mais c’est pourtant ce dont nous avons besoin. Le temps est aussi un antidote contre le divertissement. Tout nous divertit désormais, nos téléphones, tout. Tout le monde sait cela. Nous ne prétendons pas dire quelque chose de neuf.

Stéphane Bouquet. Gertrude Stein ou William Carlos Williams ont essayé d’inventer des formes épiques. Vous ont-ils influencés?
Kelly Copper et Pavol Liska. Oui, mais vous pensez trop américain! Notre inspiration vient surtout, depuis le début, de France. Out 1, noli me tangere de Jacques Rivette est une de nos sources essentielles pour Life and Times. Nous l’avons vu en entier à New York et ça nous est resté. Céline et Julie vont en bateau nous avait déjà inspirés pour un travail précédent, No Dice. Nous avons toujours beaucoup aimé son travail et sa relation au théâtre. Je dirais que l’autre grande influence est A la recherche… de Proust. C’est peut-être plus évident. Mais Out 1 de Rivette! C’est magique. La musique se ressemble beaucoup, me semble-t- il, de chapitre en chapitre.

Stéphane Bouquet. N’avez-vous pas peur d’un certain ennui?
Kelly Copper et Pavol Liska. Je ne suis pas d’accord avec vous – mais d’un autre côté, ce n’est pas important pour nous. La musique est juste pour moi un moyen de rehausser le texte. Elle le sort du contexte du langage quotidien. Si la musique ennuie le public, alors elle l’ennuiera. Je ne crois pas que ce projet puisse plaire ou intéresser tout le monde, mais il y a bien des façons d’y entrer. La porte est ouverte. Il n’y a pas de barrière à l’entrée. Il y a là quelque chose pour vous, il faut juste que vous le cherchiez. Nous n’allons pas vous laisser simplement vous asseoir et vous laisser divertir.

Stéphane Bouquet. Ai-je raison de penser que vous préférez les formes simples qui ne réclament pas un énorme savoir-faire?

Kelly Copper et Pavol Liska. Non, ce n’est pas vrai du tout! Nous apprenons quelque chose de nouveau à chaque épisode. Nous sommes attirés par ce que nous ne savons pas et qui constituera un défi. Nous travaillons à acquérir les outils qui permettront de le relever. Nous ne prétendons jamais avoir destalents que nous n’avons pas et nous laissons voir des traces des efforts faits pour acquérir ceux dont nous avons besoin. Au contraire, nous pourrions essayer d’exécuter une danse gracieuse avec un corps qui n’est pas entraîné pour, quelque chose comme ça… Dans les épisodes 7, 8 et 9, nous utilisons la vidéo, que nous avons appris à maîtriser lentement depuis quatre ans. Et la Fondation d’entreprise Hermès nous a vraiment permis de perfectionner nos talents de coloristes vidéo. Je dirais donc qu’en général nous préférons les nouvelles formes, pas les formes simples. Et nous avons besoin de beaucoup de savoir-faire et travaillons beaucoup pour l’acquérir. Mais ce qui est vrai, c’est que nous n’avons pas besoin de moyens extraordinaires. Nous choisissons toujours des formes qui ne réclament ni trop d’argent ni d’équipement compliqué. Sur ce film, il n’y avait pas d’équipe technique, pas de caméras luxueuses, etc. Nous avons demandé à la plupart des acteurs de venir à bicyclette sur les lieux du tournage. On se levait à 3 heures du matin, Pavol et moi, pour installer le plateau. Même le logiciel de montage est accessible à tous aujourd’hui. Le fait qu’il n’y ait plus vraiment de barrières économiques pour accéder à pas mal de technologies aujourd’hui est une chose très excitante pour les artistes.

Stéphane Bouquet. Depuis que vous avez commencé à travailler sur ce projet, avez-vous découvert des choses inattendues?
Kelly Copper et Pavol Liska. Nous apprenons toujours de nouvelles choses. Et c’est souvent ce qui nous indique le chemin d’un nouveau travail. Dans ce cas, l’excitation tenait à la vidéo numérique. L’autre joie est de travailler dehors. Sortir du théâtre et mettre en scène des choses pas seulement pour les gens qui payent leur billet. Parfois, on tournait des scènes à 6 heures du matin, et des gens croisaient notre travail totalement par hasard et ça n’appartenait pas à l’économie du divertissement. Ils ne le recevaient pas comme un produit culturel mais comme une part de la vie, ou hors de la vie, mais qui ressemblait à un cadeau ou une offrande. Changer de lieu, c’était aussi changer de contexte et de signification. C’est quelque chose sur lequel nous allons très sérieusement continuer à travailler. Nous avons déjà un projet dans une forêt allemande.

Propos recueillis par Stéphane Bouquet en avril 2015 pour le Théâtre de la Cité internationale.

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