ART | INTERVIEW

Aurélien Froment

Aurélien Froment, jeune plasticien ayant récemment intégré la «team» de la Cosmic Galerie, développe une œuvre protéiforme complexe qui exploite la mise en abyme au sein d’un processus de construction narrative tel un «work in progress».

Entretien avec
Aurélien Froment
Propos recueillis par Anne-Lou Vicente

Anne-Lou Vicente. Peux-tu nous parler de ton film The Apse, The Bell and The Antelope (L’Abside, la cloche et l’antilope), notamment présenté lors de ton exposition personnelle A Hole in the Life à Londres en mars 2006, ainsi que pour l’exposition collective Zones arides au Lieu Unique à Nantes en novembre 2006?
Aurélien Froment. Ce film met en scène Roger Tomalty, qui nous guide à travers la ville d’Arcosanti, dans le désert d’Arizona, aux Etats-Unis. Ce projet architectural, imaginé par l’Italien Paolo Soleri, constitue le motif central du film, lequel se présente en quelque sorte comme une tentative d’adaptation cinématographique du projet de Soleri.
Celui-ci est envisagé sous plusieurs temporalités: il est question de certains aspects historiques du site — le choix de son emplacement—, mais aussi de son avenir — la construction de la serre, le développement de l’habitat. Bien que le film ait été tourné sur place, le récit du guide se désolidarise du site réel pour reconstruire une trajectoire qui oscille entre le passé et le futur du projet, et le présent de la projection du film.
Si Roger Tomalty, qui joue ici son propre rôle, apparaît et disparaît de l’image comme par enchantement et en toute transparence, c’est qu’il appartient avant tout à cet espace du film reconstruit par le montage. A la manière d’un diorama, le guide se pose à la surface des images. Il semble évoluer dans un autre plan que celui qu’il décrit et pourtant, le vent et le soleil traversant chaque plan l’affectent aussi…

Tu évoquais déjà la ville d’Arcosanti dans une pièce antérieure — 2030 (2002) — et, par analogie, à travers Werner Herzog (2002)?
Oui. En 2002, j’ai publié l’agenda vierge de l’année 2030. Dans chaque exemplaire, j’ai glissé une reproduction d’une photo d’Arcosanti publiée en 1978 dans un numéro d’Architecture d’aujourd’hui. Je ne sais pas encore ce que cet ensemble de dates — 1978, 2002, 2030 — va produire au final, mais il y a cette idée du montage des temps… Aussi, quand j’ai décidé de faire ce projet en Arizona, j’ai commencé par opérer un détour en réalisant une maquette de la scène du film de Werner Herzog, Fitzcarraldo, dans lequel Herzog fait passer un bateau par-dessus une montagne. Cette maquette, en tant que dispositif documentaire, constitue une vignette qui renvoie aussi bien à l’histoire de Fitzcarraldo qu’à celle d’Herzog.

Que raconte ce film?
C’est l’histoire d’un aventurier mélomane qui, à la fin du 19e siècle, projette de faire construire un opéra dans la jungle, au Pérou. Comme dans le projet d’Arcosanti, on retrouve ce motif culturel isolé au beau milieu d’un élément naturel et hostile, à travers la construction d’un édifice au sein d’une région a priori inhabitable.
Fitzcarraldo tente d’accéder par bateau à un terrain où se trouvent des arbres qui produisent du caoutchouc, et dont il veut tirer des bénéfices en vue de construire l’opéra. Pour éviter les rapides qui rendent le fleuve impraticable, il imagine effectuer un détour en passant par un autre fleuve parallèle au premier, et à l’endroit où ces deux fleuves sont les plus proches, faire passer le bateau de l’un à l’autre. Il y parvient mais finalement, les indiens qui l’ont aidé à aller jusqu’au bout de cette aventure détachent le bateau pour l’offrir en sacrifice aux esprits des rapides: Fitzcarraldo n’a alors pas d’autre choix que de rentrer au port en naviguant en sens inverse sur le fleuve qu’il aura voulu éviter. Il échoue mais, à défaut de construire l’opéra, il organise un concert sur le bateau et rentre triomphalement au port. Le film raconte le projet, son échec et finalement, sa transformation.

Comment en es-tu venu à t’intéresser à ce film?
C’est son aspect documentaire, camouflé derrière un léger voile de fiction qui m’a au départ intéressé. Le tournage du film était un prétexte pour que Herzog puisse assister à la réalisation d’un rêve: voir le bateau sur la montagne…

La suite au prochain épisode?
Oui! Je prépare actuellement un film sur ce bateau. Mon oncle l’a filmé lors d’un voyage au Pérou à peu près à l’époque où j’ai réalisé la maquette. J’étais assez déçu en découvrant la vidéo car on y distingue à peine le bateau, complètement embourbé, en ruines et recouvert par la forêt vierge. Plus tard, j’ai réalisé que c’était certainement beaucoup plus intéressant comme ça. Cette histoire de bateau n’est peut être qu’une rumeur, mais après tout, c’est largement suffisant pour faire un film, même documentaire.

L’objet livre est utilisé de façon récurrente dans ton travail, à l’image de De l’Ile à hélice à Ellis Island (2005), composée de 44 livres disposés sur une étagère. Comment fonctionne cette œuvre?
L’Ile à hélice et Ellis Island, ce sont d’abord les titres de deux livres, respectivement, de Jules Verne et de George Pérec. Les deux titres enchaînés l’un à l’autre forment une sorte de ronde. Ils renvoient par ailleurs à deux lieux qui constituent les sources de l’architecture de Soleri: «L’Ile à hélice» est une métaphore utilisée par Jules Verne pour désigner le paquebot, modèle de densité architecturale pour Paolo Soleri. Quant à Ellis Island (face à New York), c’est là où Soleri a dû, comme tous les exilés d’Europe au moment de l’après-guerre, séjourner malgré lui lorsqu’il a débarqué aux Etats-Unis, en attendant qu’on lui délivre une autorisation de résidence.
L’ensemble de l’installation est composé de 44 titres. Chaque titre commence par le dernier mot du titre qui le précède sur le principe du marabout, de façon à boucler la série. C’est à la fois une façon d’ordonner les choses, de les enchaîner, mais c’est aussi une technique de mémorisation. Lorsque j’ai commencé à assembler tous ces éléments, je me suis aperçu qu’un certain nombre d’entre eux avait des homonymes. Par conséquent, il existe potentiellement une autre version de cette œuvre à partir de la même liste de mots… J’aime beaucoup l’idée d’une réplique totalement différente.

Le livre est utilisé d’une manière conceptuelle. La narration qu’il enclenche se révèle implicite, «externe», car le livre n’est pas donné à lire, seulement à voir, comme dans le cas d’ Une pièce à conviction (2006).
Originellement intitulé Feux pâles en référence au roman de Vladimir Nabokov Pale Fire (Feu pâle), ce livre est le catalogue de l’exposition éponyme organisée par l’agence Les ready made appartiennent à tout le monde, qui s’est tenue au CAPC de Bordeaux de décembre 1990 à mars 1991. C’est un livre qui m’accompagne et que je n’ai jamais terminé de lire, comme celui de Nabokov d’ailleurs…
Pale Fire est aussi le titre d’une exposition à laquelle j’ai participé avec trois autres artistes au Centre national de la photographie en 2003. En résidence d’été à Moly Sabata, nous nous amusions chaque jour à composer des mots avec les lettres de l’enseigne d’une parfumerie que nous avions trouvées sur place. L’une de ces combinaisons, «pale fire», est alors devenue le titre de notre future exposition…
Je me suis mis à la recherche du catalogue de l’exposition du CAPC, épuisé depuis longtemps et j’ai fini par le trouver à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne lorsque l’exposition Pale Fire a été montrée à Lyon. Il était resté sur les rayons de la librairie depuis 15 ans, le dos avait complètement blanchi… Exposé au soleil et à la lumière de la Lune, l’exemplaire dont je disposais a continué de blanchir jusqu’à ce que le titre disparaisse presque entièrement. Reste au final «une pièce à conviction», sous-titre du catalogue de l’exposition.

Ne subsiste parfois du livre qu’une seule page, comme pour la pièce Une page arrachée à un livre (2006)…
Comme le titre l’indique, c’est une page séparée de son lieu d’origine. Il s’agit de la page d’errata d’un livre qui, en l’occurrence, n’existe pas, du moins pas encore. Y figurent les titres de certaines pièces présentées dans l’exposition A Hole in the Life. C’était une façon de «créer de la légende» et, tout en renvoyant une partie de l’exposition à une origine commune, de reconnaître la distance qui sépare ces réalisations de leurs sources.

Ton travail est pourvu d’une importante dimension narrative. Les Å“uvres se font écho et semblent constituer les chapitres d’une histoire en train de s’écrire. Une histoire sans fin… Cela évoque cette «action» lors de laquelle tu divulguais la fin du film que des spectateurs s’apprêtaient à voir au cinéma.
J’avais choisi des films dont la fin paraissait relativement évidente, ce qui diminuait le caractère quelque peu sadique de mon entreprise ! On peut voir ça comme une prophétie, une prédiction qui se vérifierait d’elle-même. C’était aussi dans l’esprit de produire un faux raccord, une façon de projeter le spectateur à la fin du film avant même qu’il ait commencé…

 

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