ART | CRITIQUE

Arrêts soudains

PKatrin Gattinger
@31 Déc 2003

« Arrêts soudains » : une œuvre au gré des arrêts de l’artiste lors de ses déplacements en voiture. Arrêts de la voiture, arrêts-déclinaisons d’un sujet selon différents points de vues, arrêts-suspens par déclenchement de l’appareil.

Les véhicules utilitaires arborent souvent un panneau « Arrêts fréquents » pour prévenir l’impatience des conducteurs immobilisés de force. Chaque arrêt ayant ses causes précises : rendez-vous de dépannage, intervention d’urgence, livraison, etc.

Aucun lien évident de cause à effet ne justifie les « Arrêts soudains » d’Alain Bublex. L’architecte utopique, l’inventeur de la ville fictionnelle Glooscap et du projet de ville modulable Plug-in City, fait des prises de vues photographiques en s’arrêtant lors de ses déplacements en voiture. La soudaineté de l’arrêt existe dans sa dimension d’imprévu et d’inattendu : qui s’arrêterait-là, pour photographier quoi ? Il est difficile de discerner la raison de l’auteur des photographies exposées de s’immobiliser précisément à cet endroit, tellement les clichés ne représentent rien d’exceptionnel, et souvent rien de surprenant : routes vides, parkings extérieurs, carrefours, chemins et maisons de montagne enneigées.

Alain Bublex pratique la photographie, plus qu’il ne la produit : « La photo, c’est plus une action opérée sur le monde que la construction d’un objet. » Les photographies sont, selon lui, plus des conséquences que des objets. Le titre de l’exposition, « Arrêts soudains », se réfère davantage à l’action ou au suspens d’action du photographe, qu’au sujet enregistré dans les images.
Ces arrêts à l’intérieur du déplacement ou du flux temporel se font au moins à trois niveaux : l’arrêt sur un sujet qu’il va alors contourner, l’arrêt de la voiture et le déclenchement de l’appareil. Ainsi sont réalisées plusieurs images d’un même sujet sous des angles et des points de vues différents, comme si l’arrêt n’était jamais unique, jamais définitif, comme s’il s’agissait plutôt d’étapes. Parfois un sujet photographié paraît dans chaque séquence comme un autre sujet : dans les cinq vues d’un hangar isolé on croit voir cinq hangars différents mais semblables.

Les photographies d’une même série sont alors des séquences. Un paysage vu à travers une vitre lors d’un déplacement en voiture ou en train a quelque chose de fictionnel, de filmique. Ceci est certainement dû à l’inaccessibilité et à la distance : la vitre s’impose comme un écran entre soi et le paysage. D’autre part, le défilement rapide du paysage est cadré par la fenêtre. Le rapport avec l’image filmique s’établit également par le point de vue unique.
Dans un train on ne peut pas revenir soudainement en arrière ou changer de parcours, contrairement à la voiture. Heinrich Heine remarquait en 1843 que le train a anéanti l’espace et qu’il ne reste plus que le temps. Stopper momentanément le déplacement, dévier légèrement de la trajectoire, serait-ce une manière de reconquérir l’espace ? S’arrêter et descendre n’est-ce pas une manière de vérifier au-delà de l’écran pare-brise le volume et le relief d’un paysage ? Photographier ce dernier sous des angles divers n’est-ce pas une déconstruction du point de vue unique du travelling en avant ou de la frontalité de l’image ? Le désir de mouvement, n’est-ce pas aussi un désir d’inertie, le désir de voir ce qui demeure ?

Les sujets des différents « ensembles » d’images présentées à l’occasion de cette exposition transcrivent parfaitement l’idée et la pratique d’arrêt. Une série d’images porte le même titre que l’exposition « Arrêts soudains » et elle représente des véhicules utilitaires blancs aux rayures de sécurité rouges en stationnement devant des paysages urbains ou naturels. C’est comme s’il s’agissait de l’accentuation de l’idée d’immobilisation et de la contemplation devant le paysage. L’une d’entre-elles possède une composition et un sujet évoquant fortement les peintures romantiques de Caspar David Friedrich : une voiture de service stationnée à droite au premier plan en contre-jour devant un paysage lointain et rose d’un couché de soleil.
Alain Bublex photographie les lieux possibles d’une pause casse-croûte ou d’une vérification du plan d’accès (parking extérieur à la tombée de la nuit), d’une hésitation directionnelle (carrefours de villes moyennes), voies sans issues (chemin trop enneigé), parking privé devant une maison particulière et emplacement de caravanes au flan d’une montagne. Quand un tiers de la surface de l’image est occupée par l’asphalte d’un parking et que les maisons surgissent loin derrière, on ressent l’inertie et le silence. Tout est suspendu, rien ne bouge. Même les voitures photographiées sont toujours des voitures à l’arrêt.

Une série montre des vues d’un lotissement récemment construit, aux maisons encore inhabitées. La peinture des façades est encore immaculée, les volets et les portes fermés, aucune trace de pieds ou de voiture n’est visible dans la terre fraîchement ratissée. Deux images d’intérieur représentent un lieu de réception avec des canapés encore emballés dans un plastique. Ce sont des lieux en attente.

Les séquences reconstituent un déplacement ou un mouvement et créent ainsi une fiction silencieuse et banale. Ou elles mettent en évidence le temps par le retour en arrière, comme lorsqu’on on revient sur ses pas. C’est le cas des séquences Le matin et l’après-midi d’un même jour.

La voiture est une cellule mobile et habitable, telles les caravanes des photographies de Plug-in City (1998) , ou encore les containers et modules pour le projet architectural du même nom présenté par Bublex à d’autres occasions. Ce véhicule fait entièrement partie de la pratique photographique de l’artiste, qui a travaillé longtemps comme designer industriel chez Renault.
Avec le Suzuki Samourai et l’Opel Speedster, Bublex présente des projets de véhicules utilitaires pourvus de plateformes pour prise de vue en extérieur. Pour les arrêts qui le rendent suspect, il parie sur le camouflage en dotant ses futures voitures de bandes réfléchissantes, d’avertissements « Arrêts soudains », de feux arrières de sécurité, de logos d’entreprise et de gyrophares : des signes visibles de l’officialité de son stationnement et de son activité de photographe.

Les vingt séquences de Au-delà du spectacle ont été réalisées sans voiture : au cinquième étage du Centre Pompidou, au moment du vernissage de l’exposition dont elles portent le titre.
Ce sont des vues de Paris à la tombée de la nuit sous un ciel bas et sombre de nuages lourds de pluie. Seuls quelques faibles rayons de lumière teintent le ciel violet et bleu de quelques rares nappes rose pourpre. Les structures métalliques blanches se trouvent souvent au premier plan pour parfois cadrer ou barrer, ou pour d’autres fois souligner une perspective.
L’artiste tourne le dos à l’événement de l’institution et va chercher l’Ailleurs. Une façon de se détourner du centre et de regarder au-delà, de montrer que les choses ne se passent pas forcement là où on les attend.

Alain Bublex
— Paris-Nice, 2002. Photo couleur. 68 x 79,50 cm.
— Sproth County, 2002. Encre sur papier. Séquence de 5 : 57 x 57 cm chaque.
— Au-delà du spectacle, 2002. Épreuve chromogène sous diasec. Séquence de 20 : 40 x 40 cm chaque.
— Le Jour avant, 2002. Épreuve chromogène sous diasec. Séquence de 12 : 25 x 25 cm chaque.
— Opel Speedster (profil), 2002. Acrylique sur calque. 122 X 202 cm.
— Opel Speedster (dos), 2002. Acrylique sur calque. 122 X 202 cm.
— Suzuki Samourai (dos), 2002. Acrylique sur calque. 152 X 202 cm.
— Arrêt soudain, 2002. Épreuve chromogène sous diasec. 49,50 x 120 cm.
— Arrêt soudain (en Silésie), 2002. Épreuve chromogène sous diasec. 59,50 x 102,50 cm.
— Arrêt soudain, 2002. Épreuve chromogène sous diasec. 25 x 29,50 cm.
— Arrêt soudain, 2002. Épreuve chromogène sous diasec. 25 x 25 cm.
— Arrêt soudain (paysage archaïque), 2002. Épreuve chromogène sous diasec. 25 x 29,50 cm.
— Arrêt soudain (le soir), 2002. Épreuve chromogène sous diasec. 25 x 29,50 cm.
— Le Matin et l’après-midi d’un même jour, 2002. Photo noir et blanc sous diasec. Séquence de 8 : 38 x 43 cm chaque.
— Le Matin et l’après-midi d’un même jour, 2002. Encre sur papier. Séquence de 8 : 38 x 43 cm chaque.
— La Nuit américaine, 2002. Épreuve chromogène sous diasec. Séquence de 6 : 38,50 x 45 cm chaque.
— Plug-in City (1998), 2002. Photo noir et blanc. Séquence de 8 : 62 x 62 cm chaque.
— (Les Lotissements), 2002. Épreuve chromogène sous diasec. Séquence de 10 : 77 x 80 cm chaque.
— Chaque année à l’automne (une nuit en montagne), 2002. Épreuve chromogène. Séquence de 8 : 35 x 45 cm chaque.
— Hopper’s Place, 2002. Photo noir et blanc. Séquence de 5 : 47 x 57 cm chaque.
— Evans’ Place, 2002. Épreuve chromogène. 105 x 129 cm.
— (La Presque-île), 2002. Encre sur papier. Séquence de 6 : 32 x 41 cm chaque.
— (Le Lobby). Épreuve chromogène. Séquence de 2 : 47 x 57 cm chaque.

Les titres entre parenthèses sont provisoires.

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