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Arranged by Date

Pouvez-vous retracer brièvement votre parcours?
Lenio Kaklea. Je suis née en Grèce, à Athènes. Je suis arrivée en France pour étudier au CNDC d’Angers, sous la direction artistique d’Emmanuelle Huynh. Boris Charmatz, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Claudia Triozzi — ce sont des rencontres qui m’ont beaucoup apporté.
Le master expérimental, dirigé par Bruno Latour à Sciences Po, que j’ai suivi l’an dernier m’a ouvert beaucoup d’horizons vers d’autres types de pensée, plus orientés vers le politique et le social.
Après un projet plutôt expérimental initié pour le festival d’Athènes — consistant à inviter un groupe de spectateurs à refaire les spectacles qu’ils avaient vus et à questionner la relation entre public, spectacle et programmation —, j’ai organisé un très grand embouteillage, quelques 250 personnes sur le plateau du Théâtre de la Ville, pour le concours Danse élargie: Fluctuat nec mergitur — un statement plus qu’une pièce.
Arranged by date est ma première création qui emprunte un format classique. Il s’agit d’une pièce qui travaille beaucoup le texte, les structures vocales, la matière corporelle aussi, le mouvement dansé.

D’où vient votre intérêt pour la parole? Comment celle-ci s’articule-t-elle au mouvement, dans votre travail?

Lenio Kaklea. Claudia Triozzi, Joris Lacoste et son Encyclopédie de la parole, Christine de Smedt des Ballets C de la B, Esther Salomon, Sania Ivekovic — qui est, pour le coup, une référence qui s’éloigne de la danse — sont des artistes qui m’intéressent énormément. Ils utilisent des matières hybrides, très diverses. J’avais déjà une certaine pratique de l’écriture, maintenant je cherche des manières de mettre le mouvement en relation avec l’histoire, l’autofiction.
Il s’agit du story-telling. Les questions que je me suis posée au départ étaient: Comment raconter? Comment arrive-t-on à entrer dans une matière dansée, ou visuelle, par exemple, sans pour autant que le mouvement ne soit narratif? Il s’agissait de créer une tension entre le texte et la matière corporelle, soit par l’enchainement et la succession, soit par la superposition.
Le signe devient ce lien entre le texte et le mouvement, porteur de sens ou de non-sens. C’est une danse qui essaie d’incorporer des signes de la culture.

Est-ce que ces signes viennent d’un registre en particulier? Est-ce qu’on pourrait parler d’un sorte d’abécédaire de Deleuze?

Lenio Kaklea. Tout à fait! Ou plus précisément, on pourrait parler d’un alphabet. Nous avons pensé une sorte d’alphabet qui ne sert pas à créer des mots, mais qui donne à voir ses éléments séparés ou les recombine. C’est un alphabet à la fois cryptique et complexe, à la manière des hiéroglyphes. Cela renvoie un peu aux images alchimiques qui contiennent énormément de signes, avec toutes les relations qui se créent entre eux dans l’image. Nous étions inspirés par ce système aussi. Nous avons construit notre matière à partir de recherches faites dans des livres d’histoire de l’art sur les représentations du corps dans des cultures différentes de la nôtre. Par contre, mon rapport à cette matière n’est pas du tout documentaire, je m’en inspire simplement.

Quel sens donnez-vous à cette notion de radio-danse qui apparaît dans le texte de présentation de la pièce?
Lenio Kaklea. La matière sonore est très importante dans cette pièce et sa circulation découle à la fois du mouvement et du récit. Il y a des catégories de mots dans le script qui sont assemblées par ressemblance de sonorités. J’ai beaucoup travaillé également sur la transformation des mots, dans le but de faire du sens sans qu’il y ait de grammaire, par des glissements.
La notion de flux est aussi très importante. Je pense à des flux d’argent, d’énergie, de mots. Or le flux est l’une des caractéristiques de la radio. Il y a des moments dans la pièce qui nécessitent une écoute semblable à la manière dont nous recevons ce qui est diffusé à la radio. Il s’agit de penser le mouvement à travers des mots.
Je ne peux pas parler d’un travail très spécifique sur les voix, mais plutôt d’un travail très spécifique d’adresse et de mise en situation ou en rapport avec le public.

Qu’est-ce qui vous a déterminé à franchir le cap entre l’interprétation et la chorégraphie? Qu’est-ce que cela a changé dans votre pratique?
Lenio Kaklea. J’ai toujours voulu chorégraphier et le travail d’interprète m’a permis d’apprendre beaucoup de choses par ma pratique quotidienne — les tournées, les spectacles, l’économie.
Disons qu’en tant que chorégraphe, pour cette pièce, j’ai passé beaucoup de temps en studio, seule, alors qu’en tant qu’interprète je faisais toujours partie d’un groupe porté par le chorégraphe. C’est plus schizophrénique comme relation parce que nous ne sommes pas toujours une aussi bonne performeuse pour la chorégraphie, ou inversement pas assez aguerrie comme chorégraphe, pour guider la matière. Il y a des conflits intérieurs. Le choix de l’autofiction découle directement de ma double posture de chorégraphe et de performeuse.
Après, je ne peux pas parler de ce travail comme d’un solo. Je suis toute seule sur scène, nous avons fait ce choix pour plusieurs raisons, mais c’est un travail qui a impliqué beaucoup de personnes — Lou Forster, qui est nageur, et Thiago Granato, avec sa pratique du Body Mind Centering, Chiarra Gallerani et son expérience passée avec Marco Berrettini…
Les discussions, les questions, qu’elles aient des réponses ou non, m’ont permis d’ouvrir des champs inattendus.